On se met le doigt dans l'oeil, ma parole !

Malheureux ! Ne lisez pas ces textes en vous attendant à avoir des récits érotiques classiques ! Surtout pas ! Ce serait courir droit dans le mur !
L'essentiel d'ailleurs n'est pas du tout dans l'érotisme, l'essentiel est ailleurs, comme toujours, d'ailleurs, avec le bonhomme.

Lire Bataille, c'est d'abord oublier tout ce qu'on en dit. C'est un effort déjà ! C'est prométhéen !
Enfin, remarquez : c'est comme ça pour tous les classiques. Et un classique papy, c'est quoi justement ?
Papy disait toujours, avec sa voix chevrotante, et son à-propos légendaire : "c'est un texte révolutionnaire, mais si émoussé qu'il n'est plus que l'évidence même. La banalité crasse. L'inutilité lassante faite texte. Un chausse-trappe insidieux, vicieux, pour tout lecteur peu attentif."

_Merci monsieur le professeur, mais que faire ! Que faire !

J'entends d'ici vos plaintes, jeunes lecteurs. La chose est aisée pourtant !
Il faut retrouver tout ça. Ah bah oui ! C'est pas de la tarte déjà ! Faut remettre en contexte, déjà, le truc atroce, l'effort surhumain, faut lire comme en classe, l'horreur absolue ! La damnation ! Éternelle ! Et pour faire ça, bah pas de miracle, faut le décrasser un peu, le Bataille, à l'huile de coude, pour bien le libérer de tous les malentendus qu'on a accumulés sur son cas, pour le retrouver lui, lui ! et non pas les commentateurs, un peu bêtasses, fatalement. Le rendre pur, et propre, comme un sou neuf le Bataille !

Car le Bataille, faut pas croire : c'est pas les traumatismes de l'enfance, qui l'ont laissé "détraqué" (lettre du 11 avril 1961 à Martial Bataille) qui sont à l'origine de son œuvre : ils n'en sont que la matière. C'est ça, rien d'autre, qu'il dit dans les "Réminiscences" de son HISTOIRE DE L’ŒIL. Il faut l'oublier un peu, le Bataille érotomane, angoissé, noir. Tarte à la crème que tout ça ! Bataille, c'est un fou rire ! Une hilarité ! Un humour, noir, certes, mais un humour ! Il insiste là-dessus dans son SUR NIETZSCHE : une légèreté. Faut aller y lire un peu !

Et cet humour il est partout dans ces trois textes. Faut le débusquer. Pour ça : faut lire plusieurs fois. Se rendre, par imprégnation, sensible à l'essentiel, et donc à la puissance de ces trois textes. C'est du travail ! Là encore ! Mon Dieu ! NON ! N'en finirons-nous donc jamais !

Minute, Papillon. Minute. Arrêtons-nous un petit instant. Méditons la petite pensée furieuse du Baudelaire mis à nu : "il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s'amuser. "

Mais non, c'est pas déplacé. Voyons ! C'était une des influences majeures du bonhomme ! Sache-le ! Lis-le ! Baudelaire ! Autre classique ! Autre casse-dent-caramel-dur de la littérature !
Mais HISTOIRE DE L’ŒIL, d'abord.
C'est 1928. Un éditeur de romans érotiques. Fatigué d'imprimer les mêmes vieilleries Pierre Louÿs et Appolinaire. Il demande à tout hasard au peintre André Masson s'il ne connaîtrait pas un écrivain, capable de faire du nouveau. Alors lui, direct, il pense à son nouvel ami : Bataille. Enchanté par cette idée, il lui écrit le livre en une semaine : il l'avait déjà en tête qu'il lui dit ! Il l'avait déjà bien pensé, c'est vrai, mais surtout, il l'avait déjà commencé, en partie, grâce à sa psychanalyse. Il avait écrit un livre sinistre avant celui-là, W-C que ça s'appelait, un horrible petit livre, qui lui a mis à dos Breton, en un instant ! Il en parle dans LE PETIT. Lisez le ! Dans ce petit livre-là, il le dit bien : ce qui domine, c'est la joie enfantine, la légèreté, le rire. Et c'est drôle ! Oui ! c'est vif. C'est enlevé ! Effréné ! Échevelé ! C'est Big-jimosauresque ! C'est du Héraclite ! C'est beau. Oui : c'est beau.

Ce qui est drôle, c'est la manière qu'il a de transposer ses souvenirs d'enfance en scènes excessives. Inavouables. Cette transposition c'est pas du fantasme. Attention ! Il y a des lois presque scientifiques là-dedans, des rigueurs effroyables ! Inconscientes ! Dans la première version, la seconde partie s'intitule : "Coïncidences". C'est un terme clé du surréalisme, ça, lisez votre NADJA de Breton pour vous en convaincre ! Et si Bataille ne l'a jamais été, surréaliste, il a toujours gravité autour, en a toujours été la face obscure. Faut pas l'oublier. Dali était avec lui à la base, il a écrit sur Picasso, traînait rue du Château, les a tous lus, aimait les mêmes auteurs qu'eux, il a même été à l'initiative du "cercle de psychologie collective" en 1938 !

Ce texte, c'est un ensemble de données, scientifiques, sur l'esprit. Et pour y débusquer l'esprit, il faut s'intéresser à la matière du texte, aux mots, au structures, comme autant de lapsus, de traits d'esprits. Il faut lire en dessous du récit ! Relisez votre Freud, donc ! Voyez sur quoi rebondit le texte : sur des analogies. Des associations d'idées.
L'excès, il est dans les mots d'abord, dans la destruction de la logique, de la raison ; les mots cessent de dire ce qu'ils représentent, mais ils renvoient à d'autres choses, ont d'autres "besognes", deviennent de l'inconscient. Le trouble des protagonistes, il se propage aux choses, des choses aux protagonistes, du livre au lecteur. Car c'est ça surtout ! Bataille traduit un trouble en livre pour nous troubler à notre tour, pour que l'on se laisse saisir, par contagion. Tous les livres de Bataille sont des livres de Contagion.

Regardez les œufs ! Ils deviennent yeux, testicules. Le vin : sang, urine, le lait : sperme, les larmes y répondent en écho. Il suffit qu'on ait l'un, et tout le défilé suit ! C'est un rythme obsessif ! Y a aussi la bestialité ; toutes les scènes sont liées à des animaux. De la ferme. De loin en loin : le chat avec le lait, le foin quand elle pisse sur sa mère, le porc, la porcherie, l'étable, le taureau. C'est pas des métaphores ! On aurait tord de le croire ! Pas même du symbole. Attention ! C'est le coin de voile levé sur une certaine condition humaine : le désir dans son excès cesse d'être humain, et il naît loin du monde civilisé (pendant l'adolescence et les vacances, dans la boue, dans les églises) et surtout, il naît dans la proximité de la mort.

(N'oublions pas que Bataille est, du côté de sa mère, d'origine paysanne, que lorsqu'il a renié le Christianisme, cette origine est devenue pour lui une manière de s'opposer à Dieu, de nier toute transcendance : il l'appelait son immanence. Son immanence, c'est sa relation au sol, à la terre, à l'abject animal qui se vautre dans la fange, qu'il soit porc ou qu'il soit coq. Cela su, on comprend ce que représentent ces scènes : la négation de tout ce qu'il y a d'élevé, d'humain, d'acceptable, de divin, d'absolu).

Car ce livre, il faut le dire, est un livre sur la mort. La mort ! Elle seule ! Elle est omniprésente ! La cycliste renversée d'abord, qui les angoisse et les excite. Avec Marcelle. Ce n'est que Marcelle morte que les deux protagonistes peuvent enfin coucher ensemble, parce qu'il y a une morte entre eux, qui sera omniprésente dans la dernière scène. Avec Granero aussi, évidemment.
Pripri demande pourquoi eux et pas nous ? Mais parce que nous ne vivons que pour éloigner la mort ! La mort, notre mort à nous, propre, personnelle, on ne la connaît pas. Nos morts sont propres à nous, ils ne grouillent pas de vie. Mais lui, Bataille, écrivain, ne fait qu'une chose : maintenir dans la vie l’œuvre de la mort ... et ça : c'est du Hegel ! Lisez Hegel ! Il faut être attentif ! L'excès n'est pas une libération pour les personnages, ils en sont prisonniers ! Une fois l'impossible (la mort) aperçu, une fois la mort regardée dans les yeux, il n'est pas possible de s'en détourner, de revenir à une vie normale, on est happé ! Broyé ! Alors la petite Myrrha qui ne voit que l'abjection, et pas l'angoisse, pas le vertige, qui ne voit pas la tragédie que représente la mort de Marcelle, qui est un totem justement parce qu'elle est pure, n'y a pas bien lu !
Ce qu'ils le font, les deux zoziaux, ils ne le veulent pas ! ça les possède ! Peuvent simplement pas s'en empêcher. Voilà tout ...

Alors oui, je suis d'accord, LE MORT, c'est une bonne introduction. La mort elle est au début, désarmante, brutale, moche. Et alors Marie devient folle, s'enivre, se tue à côté d'un amant. Là aussi c'est effréné, et là aussi, c'est d'un crassepec, comme LE BLEU DU CIEL, mais c'est d'une drôlerie aussi : le récit est constitué de 24 stations, c'est-à-dire : deux chemins de croix ! C'est un calvaire, oui, au sens propre, une mise au tombeau au féminin, une ascension sale. Très sale.
Il l'a écrit pendant l'occupation, après avoir vu la carcasse éventrée d'un avion crashé, la main du pilote, calcinée, dépassant du fuselage. Ça se passe dans les lieux sordides qu'il a connu. Sous la menace de l'indigence, dans l'omniprésence de la mort.
MADAME EDWARDA aussi, est tout entier fait de renvois, à Hegel, à des choses sales, et aussi au Surréalisme : la scène se passe près de la porte Saint-Denis, qu'adorait particulièrement Breton en raison de son "inutilité". Ce récit, mystérieux, drôle, angoissant, étrange, entre le digne et l'indigne, le divin et l'abjection, l'humain et l'animal, mériterait à lui seul d'interminables discours, mais j'ai déjà trop parlé, et j'ai pas envie d'en rajouter.
lociincerti
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le 9 août 2012

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Loci Incerti

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