Dans les premiers mois de 1999, débarque dans les salles américaines un objet étrange et intriguant: la première bande-annonce d’un film mystérieux intitulé The Matrix. Elle propose une série d’images envoûtantes : des personnages sautant à travers de gratte-ciel, une femme vêtue de cuir comme suspendue au milieu d’un coup de pied alors que la caméra semble tourner autour d’elle et Keanu Reeves se penchant en arrière sous un angle impossible, évitant des balles au ralenti. Certes le film émanait d’un gros studio (Warner Bros.) mais était réalisé par deux inconnu(e)s du grand public les (frères désormais sœurs) Wachowski qui n’avaient à leur palmarès que le thriller lesbien Bound. Tous deux décrocheurs à l’université ces fans déclarés des films d’horreur et des dessins animés japonais, avaient débuté dans le monde de la bande dessinée et avaient vendu un scénario baptisé Assassins en 1994 au producteur Joel Silver. Bien que le duo ait renié le film qu’en tira Richard Donner, Silver, séduit, leur promit qu’ils pourraient diriger eux-même celui de Matrix (décrit en ces termes par ses auteurs « la synthèse d’idées qui se sont rassemblées à un moment où nous nous intéressions à beaucoup de choses : rendre la mythologie pertinente dans un monde moderne, relier la physique quantique au bouddhisme zen, tout enquêtant sur notre existence. »). Si Reeves avait déjà connu de grands succès commerciaux en matière de film d’action avec Speed et Point Break, on gardait plus en mémoire l’échec de sa précédente incursion dans le cyberpunk : Johnny Mnemonic. Ainsi personne n’aurait pu prévoir que The Matrix allait constituer l’événement cinématographique de cette année 1999 en lieu et place du retour de retour de Star Wars sur les écrans avec la sortie de l’Episode I. Pourtant c’est bien le film du duo de Chicago, qui marquerait cette année 1999 comme l’avait fait le film de George Lucas en 1977 quasiment sur les mêmes bases : la pari d’un studio (Warner au lieu de la Fox) et de son dirigeant (Lorenzo di Bonaventura au lieu d’Alan Ladd Jr.) pour lancer un projet fou sur la base d’un scénario jugé incompréhensible, un film somme des influences de ses auteurs au contenu politique aspirant à bâtir ce qui est sans doute la seule grande mythologie cinématographique originale après Star Wars, même si faute de n’avoir eu son Empire contre attaque, malgré les qualités qu’on peut trouver à ses suites, elle n’a pas eu la même pérennité.
Évidemment , Matrix a de nombreux précurseurs cinématographiques : les films hongkongais de John Woo et Tsui Hark, les classiques de l’animation japonaise comme Akira et des films Hollywoodiens comme le Terminator de James Cameron ou le Dark City d’Alex Proyas sorti une année plus tôt par New Line (une filiale de Warner Bros.) et co-produit par l’australien Village Roadshaw également coproducteur de Matrix dont certaine scènes (la poursuite d’ouverture en particulier) seront tournées dans les mêmes décors, Proyas restant d’ailleurs convaincu à ce jour que les Wachowski l’ont plagié. Pourtant comme beaucoup de grandes œuvres Matrix est unique dans la manière avec laquelle il parvint à fusionner les genres majeurs et les esthétiques dominantes de la pop-culture de la fin du siècle : la littérature cyberpunk, les comic-books, le manga, le cinéma d’action dans une forme ultra-efficace tout en réalisant la synthèse des angoisses politiques, écologiques, technologiques et philosophiques d’une génération à l’approche d’une fin de siècle au gout de fin du monde. On a tendance à oublier aujourd’hui après vingt ans de dissertations sur son contenu politique ou ses influences philosophiques (de la caverne de Platon à Jean Beaudrillard qui dénonça la récupération de ses idées) que Matrix est avant tout un divertissement d’une simplicité et d’une efficacité rare. S’inspirant des méthodes de James Cameron pour The Terminator les Wachowski se débarrassent dans son premier tiers de l’exposition de son concept et de son univers en quelques dialogues et images ultra-efficaces, pour devenir un pur thriller d’action une course contre la montre pleine de kung-fu, de gunfights et d’explosions. Pour toute son angoisse métaphysique et sa perspective noire sur l’humanité le film est plein d’humour (Wow I know kung-fu!)
La force et la persistance de Matrix tiennent pour beaucoup à ses personnages et leur interprétation par des comédiens dont on sent l’implication et l’adhésion totale au projet, un effet de troupe encouragé sans doute par la période de préparation intensive qui précéda le tournage sous la direction de maître Yuen Wo-Ping. Ainsi Trinity incarnée Carrie Anne Moss est un personnage féminin majeur de la SF moderne à la fois extraordinaire, compétente et sereine tout en étant vulnérable et sensible à rebours des archétypes de la pirate informatique semi-sauvage ou de la Manic Pixel Dream Girl. Le Neo incarné par Keanu Reeves avec son allure élancée, l’aspect balletique de ses techniques de combat redéfini l’action héros hollywoodien au sortir de l’ère des athlètes gonflés aux stéroïdes des années 80 et 90. La façon dont Reeves met en avant la curiosité et la solitude de Neo ajoute une dimension inédite au film, notre héros trouve non seulement le but de son existence mais également une famille. Tout à la fois maître zen, homme de foi et grand frère le Morpheus de Lawrence Fishburne est une mise à jour de la figure de mentor. Évidemment Matrix adhère au dogme Hitchcokien « Meilleur est le méchant, meilleur est le film » grâce à la performance exceptionnelle d’Hugo Weaving qui a élevé le personnage de l’agent Smith au rang des plus grands vilains de l’écran. C’est sans doute parce que Weaving était un choix inattendu pour un tel emploi puisque son rôle le plus célèbre jusqu’alors fut celui de Mitzi la drag-queen extravagante de Priscilla, folle du désert. Son phrasé si particulier, la fixité de son regard contribue à l’inhumanité de son personnage mais parvient aussi à nous faire ressentir l’éveil d’une conscience chez ce programme malveillant.
Ce sont aussi des choix inattendus dans l’équipe artistique et technique qui feront le caractère unique de Matrix dans la production de l’époque : la photographie de Bill Pope collaborateur de Sam Raimi sur Darkman et Army of Darkness (celui-ci se hâtera de le récupérer pour Spider-man 2 et 3) qui poursuivit la collaboration entamée sur Bound avec les Wachowski, les costumes de Kym Barrett (Roméo + Juliette) le thème de Don Davis et dans un monde des effets visuels dominé par la société de George Lucas ILM, la proposition unique à l’époque de John Gaeta (qui a rejoint depuis ironiquement ILM) dont l’effet de Bullet time qu’il perfectionna (il est à l’origine l’oeuvre du français Emmanuel Carlier avant d’être utilisé dans des clips et des publicités par Michel Gondry) constitue sans doute LA signature visuelle du monde de la Matrice. Un monde qui doit sa conception visuelle aux travaux de deux artistes uniques issus du comic-book : Geoff Darrow dont le trait minutieux, le sens du détail et de la démesure sont responsables du design des machines présentes dans le monde réel (les Sentinelles, les pods et les tours) et Steve Skroce dessinateur canadien qui avait croisé la route des Wachowski alors qu’il scénarisait chez Marvel Comics le titre Ectokid qui faisait partie d’un éphémère collection (elle a duré un an) Razorline, basée sur des concepts du romancier Clive Barker. Skorce jouera un rôle majeur dans le projet en conceptualisant leur scénario touffu sous la forme d’un storyboard-comic-book de plus de 600 pages. On n’oubliera pas de citer ici Chad Stahelski le cascadeur doublure de Keanu Reeves sur le film qui développera avec la vedette une amitié durable qui débouchera sur la saga John Wick dont la philosophie de la mise en scène de l’action est bien un héritage du travail de Yuen Woo Ping sur les Matrix.
Vingt ans après sa sortie l’héritage de Matrix reste considérable. Si le film des Wachowski a su capturer le zeitgeist de la fin du 20 siècle et toucher une génération désabusée 10 ans après la fin du communisme, la philosophie du film a anticipé un malaise, qui atteindra sa maturité avec notre génération hyper-connectée : le sentiment que ce monde – notre monde n’est pas réel. Avec la combinaison de paranoïa, de croyance libertaire dans la primauté de l’individu et de colère contre le système qui constituent Matrix, les Wachowski ont participé à une vision du monde qui, dans ses manifestations les plus sombres a nourri une forme de complotisme qui s’est exacerbée dans les années qui ont suivies la sortie du film (la frayeur autour du bug inexistant de l’an 2000, l’élection de George Bush, le 11 septembre). Ainsi le concept de « fake-news » qui accompagna l’avènement de Donald Trump peut-être vu comme un héritage toxique du film. La métaphore de la pilule rouge est même entrée dans le vocabulaire courant des mouvements d’extrême-droite US. Mais on peut avoir aussi une lecture plus positive le film, l’ expression d’une saine rébellion contre la nature de plus en plus irréelle de notre vie moderne. Le concept même de Matrice porte en lui une dualité qui reflète notre rapport à la technologie à la fois instrument monstrueux conçu pour nous garder sous contrôle mais également le principal moyen de réaliser ses rêves, on peut y télécharger instantanément un programme qui fait de vous un maître du kung-fu ou vous donne les compétences nécessaires pour piloter un hélicoptère. C’est bien Matrix et son langage visuel inédit mêlant les arts-martiaux aux CGI qui a permis à Hollywood de « craquer le code » de la représentation des super-héros au cinéma ouvrant au grand public les portes d’un genre qui allait dévorer le cinéma de divertissement américain. Une de ses forces fut de toujours prendre au sérieux son univers fictionnel sans céder à l’ironie. A ce titre le film des Wachowski est aussi un précurseur des blockbusters cérébraux de Christopher Nolan (Inception paie en quelque sorte cette dette). Son influence s’étend au petit écran, sans doute une série comme Lost n’auraient jamais été aussi loin dans le questionnement de la réalité et l’exploration d’un mystère central si opaque sans le film des Wachowski. Et parce qu’il est contemporain de l’essor du web, des forums de discussion Matrix a réveillé avec sa foison de référence une culture du débat, de l’analyse et du décryptage sans fin auquel s’adonne un peu notre article! Pour conclure si la saga de Neo n’est pas parvenu à perdurer comme a pu le faire celle des Skywalker, son aura reste présente partout dans la culture populaire et The Matrix est désormais un classique du cinéma de science-fiction qui n’a rien perdu de son énergie enthousiasmante. Vingt-ans après sa sortie « The matrix STILL has you ».