Les meilleures claques sont celles qu'on ne voit pas venir. Matrix, on connaissait à peine son existence qu'il nous intriguait déjà. Une bande-annonce en forme d'interrogation et un mystère jamais levé (c'est quoi, la matrice ?). Mais le secret le mieux gardé est encore son duo de réalisatrices, un seul film dans leur besace (Bound, polar bien troussé) et fort peu d'interviews pour éclairer nos lanternes. On avait pas besoin de plus pour payer le billet d'entrée le 23 juin 1999. 135 minutes plus tard, on y voyait plus clair. Et on avait la joue qui piquait.
C'est quoi Matrix ? La maturation d'une litanie de références qui ont été sainement digérées. Si on tente de le résumer à quelqu'un qui ne l'a jamais vu, il lèvera les sourcils. Du cyber-punk (William Gibson), du Lewis Carroll, du Platon, du Descartes, du Cameron, du John Woo, du manga, du jeu vidéo, du Kung-Fu ? Sacré cocktail. Oui, et il se boit comme du petit lait. Vous avez compris l'idée, les Wachowski tente le geste de cinéma total.
Il y a beaucoup de choses à expliquer, le film ne perd jamais une minute pour empiler, développer, complexifier et dénouer. Derrière le monde réglé comme une horloge dans lequel on se projette, c'est avant tout du notre que parle ce récit initiatique. Une allégorie qui fait froid dans le dos, renvoyant l'humain à une fonction et l'illusion à une drogue dont il sera difficile de se débarrasser. Quand le personnage principal traverse le miroir, c'est autant sa prise de conscience que son nouveau statut dont il est question. Il doit changer sa perception pour changer le monde (Néo = Nouveau). Cette renaissance sensorielle et émotionnelle, nous la vivons en direct avec lui. En tant que spectateur, le vertige est grand.
Dissipons un malentendu. Matrix n'a rien inventé, ni sur le plan thématique ni sur la technique (le "bullet-time" avait déjà été pratiqué dans Blade ou Perdus dans l'Espace). Si le film culte a pu créer cette légende autour du procédé, c'est parce que le fond et la forme ont rarement été aussi bien imbriqués. Voilà la clef : tout un univers - des règles du jeu à ses jokers, en passant par ses accroches - condensé en deux heures et quelques. D'un seul coup, un monde prend vie avec sa propre photographie, son thème phare et sa bande originale (de dingue). Impossible de faire l'impasse sur plusieurs séquences d'action tétanisantes d'énergie et de fun : la poursuite d'ouverture, qui immortalise Trinity, puis la fusillade dans le hall ou le combat à la station de métro ; trois gros morceaux de bravoure qui marquent le genre pour longtemps. Une prouesse quand on sait qu'il s'agit d'un deuxième film pour les cinéastes.
Accessoirement, les Wachowski on ressuscité Keanu Reeves, envoyé Laurence Fishburne en orbite et imposé Carrie Ann-Moss parmi les plus belles icônes du cinéma d'action/SF. Allez en jouant un peu les rabat-joie, on pourra trouver certaines bascules un peu abruptes, quelques références très évidentes et deux-trois facilités. N'empêche qu'au sortir de la salle, on avait un nouveau bac à sable dans lequel on pourrait s'amuser/fantasmer/philosopher à loisir.