Fin de siècle.
Après l’excellent Bound, sensuel polar noir qui annonce déjà le cuir sombre de la trilogie en germe, les Frères Wachowski présentent Matrix au monde et révolutionnent en à peine plus de deux heures la science-fiction d’action dans une
dystopie geek explosive et jouissive,
politiquement complexe et radicalement engagée : la matrice s’identifiant clairement comme métaphore de nos sociétés occidentales tournées vers la rentabilité économique,
c’est bien de l’asservissement de l’homme à un système dont il question ici.
Le spectaculaire cinéma d’action pop-corn américain, depuis longtemps si bien calibré blockbuster, comprend enfin combien l’action ne nuit pas nécessairement à la réflexion, et le monde entier commence de se rêver Neo dans ses espoirs de liberté et d’émancipation individuelle.
L’ensemble du film fonctionne comme
un polar survitaminé, sombre et dense,
où les enjeux ne se dévoilent que dans l’ombre des impératifs de survie. Dès l’ouverture, séquence de traque où Trinity, seule contre tous, réussit à fuir grâce à un impressionnant saut surnaturel, la forme attise le mystère et laisse sous-entendre qu’au-delà du film noir à l’atmosphère oppressante, le monde qu’il nous est offert d’explorer va réserver de belles surprises fantastiques en jouant aux limites physiques du corps humain dans son environnement. Le pitch vient rapidement confirmer l’aspect traque en nous présentant le personnage central, Neo, hacker recherché par deux groupes de gens qui s’identifient dans l’instant comme la norme établie en vue de sa propre survie, vide de sens mais disciplinée, et la résistance à l’œuvre, en marche
vers la conquête d’une liberté collective et conscientisée.
Tout l’enjeu est là de savoir vers qui Neo se tournera : il est l’unique, la singularité notable qui s’affirme, entre découverte de soi et compréhension de sa place au monde, contre la norme de moralisation corporatiste, société de fourmis abandonnées au quotidien morne et électrique où le nombre s’oublie et se noie dans l’ensemble.
It is the world that has been pulled over your eyes to blind you
from the truth.
What truth ?
That you are a slave Neo, like
everyone else you were born into bondage, Born into a prison that you
cannot smell or taste or touch. A prison for your mind.
Entre un décor cauchemardesque factice aliénant et la brutale réalité d’un monde au chaos exploité, dévoré par l’intelligence artificielle des machines supposées servir l’homme qu’elles ont fini par asservir, Neo est bientôt débranché. Les yeux enfin ouverts, il va lui falloir apprendre ce qu’il en est de l’histoire récente des survivances d’humanité autant que se réapproprier l’absence de limites physiques de son univers carcéral. En plus du splendide travail photographique de Bill Pope et de ses équipes, les effets spéciaux jouent un rôle prépondérant dans la différenciation du cauchemar serein et de l’effrayante réalité. Car c’est là le corps du métrage : la libération de l’esprit aliéné par la machine productiviste d’un capitalisme sans aucun égard pour l’individu qu’il réduit en esclavage pour son propre bénéfice. Entre en un monde façonné par la norme, où l’individu se soumet sans en avoir conscience aux règles strictes et rigides d’une existence dont la finalité lui reste inaccessible, réduit à l’état de pile électrique avant d’être irrémédiablement recyclé, et
cette réalité révélée de l’asservissement léthargique,
le film ballade sa dialectique pour glorifier le désir d’indépendance au cœur de chacun : si Neo est le guide insoupçonné et tant attendu de la résistance, il est aussi, surtout et avant tout, cette conscience, immergée sous les mécaniques du quotidien, de la nécessité du dépassement de soi pour que l’accomplissement individuel ne reste pas égoïste mais englobe et donne un élan à la cohésion du plus grand nombre vers une liberté réelle, jusqu’alors refusée parce que cachée. Neo est le commutateur général. Autant au cœur du scénario qu’en celui des spectateurs qu’il vient éveiller, alerter, dans le même mouvement.
Comme le dinosaure, vous êtes d’une autre époque.
C’est bien le message de conscience qui est lancé à tous : cette société en laquelle nous nous oublions ne nous convient plus, nous nous révélons embourbés dans un glorieux avènement du progrès auxquels nous avons soumis nos volontés, nos rêves même.
Les normes ne sont que les contraintes d’une uniformisation lisse
niant nos identités autant que notre diversité. Il devient plus que temps de réinventer notre environnement. Ce sont les prises de conscience de Neo, illustrées dans un cinéma qui justement emprunte à d’autres pour se réinventer, pour s’enrichir de la différence et ainsi se développer en repoussant les barrières de la norme. Cela passe par d’impressionnants combats d’arts martiaux avec le travail cinégénique minutieux qui transpire des envolées chorégraphiques signées Yuen Wo Ping, assez ultimes, véritables joyaux d’assimilation d’un cinéma asiatique reconnu à sa juste valeur et enfin exploité par un cinéma américain qui s’ouvre sur le monde pour affirmer
son universalité dans la compréhension de l’autre
plus que dans le matraquage de sa propre culture.
Gros travail sur la musique également, bande-son electro-rock pointue et précise, comme lors de la séquence extrême d’affrontement dans le hall de l’immeuble où Morpheus est retenu par les agents : Andy et Larry Wachowski assument pleinement l’époque en jouant d’une electro progressive puissante tout au long de cette séquence hallucinante et merveilleusement gérée malgré le chaos qui y sourde sous les projectiles et dans les marbres qui se désagrègent, avant de livrer en un plan incandescent l’un des plus beaux feux du cinéma. Musique encore, jusqu’à ce générique de fin qui résume en un titre phare, ultime explication de texte assumée, tout le propos du film : Wake Up de Rage Against The Machine, comme un appel à
la prise de conscience collective, indispensable préambule à la révolution annoncée.
Je ne sais combien de fois j’ai vu ce film mais cet énième visionnage s’est révélé aussi jouissif qu’à l’habitude : le scénario, le rythme, le travail artistique sur tous les aspects du film,
tout sert le propos vers un message simple et limpide, infiniment subversif
au pays de l’impérialisme oligarcho-normatif. Les Frères Wachowski, second long-métrage seulement, signent un véritable chef-d’œuvre de cinéma d’action et de Sf engagé : tout, dans la forme et tout au long de la narration, participe de l’illustration toujours juste, réfléchie, du fond. Mise en scène impressionnante, direction d’acteurs précise, photographie sublime, assimilations et réinterprétations venues d’ailleurs, les innovations sont nombreuses, le classicisme formel comme base y assure l’efficacité : les deux jeunes réalisateurs livrent
un brûlot sociétal geek puissant,
digne des meilleurs romans de science-fiction et d’anticipation, et Matrix, dès sa sortie, devient le film culte d’une génération qui cherche désespérément à inventer les voies alternatives d’un avenir où l’homme s’extirpera de la matrice du capital.
Révolutionnaire en tous points.