Après l’enlisement progressif d’une saga aux origines révolutionnaires et à l’heure où la planète blockbuster fait du recyclage le carburant de ses moteurs en panne d’inspiration, personne n’attendait un nouvel opus de Matrix. Le premier point fut marqué par la communication autour du film, qui eut le bon goût de ne pas trop dévoiler les mystères d’une bande annonce assez énigmatique, laissant ouvertes bien des conjectures sur la possibilité des résurrections promises par le titre.
C’est avec le même sens de la confusion excitante que s’ouvre le film, où le déjà vu s’installe avec une étrangeté stimulante : reboot de l’ouverture du premier volet où des spectateurs/fans s’interrogent sur la pertinence d’une telle répétition, tout en en traquant les modulations. S’en suit un parcours ébouriffant offrant sa première innovation, à savoir le passage d’un univers à l’autre sur une transition perpendiculaire. Le vertige et la désorientation nous l’annoncent avec malice : nous aurons ici droit à de nombreux pas de côtés, et la marche forcée vers le nouvel épisode se fera par l’entorse.
La demi-heure suivante s’en donnera à cœur joie pour provoquer la surprise qu’on n’attendait plus : une relecture en surplomb de la trilogie sur le mode Sainte Beuve, qui interrogeait les œuvres dans leur lien avec la biographie de leur auteur. Lana Wachowski joue sur plusieurs tableaux : en provoquant le réveil troublant chez le spectateur ayant savamment posé le titre Matrix sur une étagère de sa culture, mais surtout en le soumettant aux exécutifs qui en ont tiré du profit. L’exercice de dézingage du capitalisme hipster pourrait être cynique – comme l’est à peu près tout le méta depuis deux décennies, mais il s’en dégage une mélancolie inattendue dans la personne d’Anderson, gavée au pilules bleues, et qui atteste de la victoire incontestable de la matrice sur les spectateurs, les concepteurs et les mélancoliques qui n’ont plus la force de s’en extraire.
(La suite contient des spoilers)
Car la véritable nouveauté du film consiste à traiter avant tout d’un couple : réunis au hasard de leurs horaires respectifs dans le simili Starbuck Simul Latte, Tiffany et Thomas ont tout des individus passés à côté d’une histoire. Vieillis, fatigués, mais à l’œil brillant, et en quête silencieuse d’autre chose. L’amour est, depuis le début de la saga Matrix, la force vitale centrale du récit, mais avait dans les premiers volets les atours d’un ressort un peu trop mécanique, plus proche du conte que d’une réelle incarnation. Resurrections ambitionne de combler ce manque, dans une aventure qui fait de la nostalgie une force vive, et non un souvenir idéalisé à répéter en cas de manque. Pour convaincre Neo de son retour, il est donc question de rejouer le passé, par la projection sur une toile déchirée de sa première extraction, tandis que la cinéaste distille des extraits par flashs d’un passé verdâtre qui tranche avec l’esthétique de son film, plus chaude et en phase avec les canons publicitaires de son temps.
Les explications qui nous seront fournies sur cette résurrection sont assez malines, et, surtout, en adéquation avec le propos réel de l’auteure : son œuvre est une analyse, et une confrontation au deuil (de ses parents, en l’occurrence) sur laquelle elle greffe son propre parcours de résilience.
Les décharges satiriques et narratives de ce long prologue sont tellement stimulantes qu’elles en desservent la suite du récit, qui reprend des voies un peu plus convenues, et occasionnent des fautes de goût assez embarrassantes. Toute la présentation d’Io, le retour des querelles de hiérarchie et la cohabitation avec des machines alliées vire à une animation assez grossière, voire franchement gênante dans certaines scènes plus proches de Star Wars et Transformers que de la fable cyberpunk. De la même manière, certaines séquences d’action ne fonctionnent tout simplement pas (celle du train, ou le combat avec les exilés), reprenant le chaos de découpage et l’illisibilité qui plombaient déjà Jupiter Ascending.
Mais ces coups de mou restent passagers, et sont compensés par de belles idées à partir du moment où Neo retourne dans la matrice pour chercher sa dulcinée, se reposant la question de son consentement à renoncer à sa vie fictionnelle. L’exploitation perverse du bullet time par l’Analyste poursuit ce regard distancié de la réalisatrice qui a compris la nécessité de dépasser sa légende pour pouvoir vivre avec elle. Tout le final jouera de cette double dynamique, qui consent au grand spectacle tout en refusant de s’y soustraire entièrement, laissant toujours la romance au premier plan. La belle étrangeté de cette rencontre dans le café saturé de forces antagonistes, ou de cette ville où la masse s’organise en bombes humaines pour maintenir le consumérisme hébété en atteste : Matrix Resurrections fait des humains les véritables résistants au changement, et les écorchés vifs du sentiment les parias devant fuir une armée de zombies pour tenter de vivre. Loin des héros iconiques des premiers volets, Neo et Trinity forment un couple fusionnel qui se fraie un chemin et se protège de la violence du monde avant une échappée par les toits : le sentimentalisme échevelé ne se départ jamais vraiment de la mise en image d’un départ qui ressemble assez nettement à une défenestration.
C’est probablement le sort auquel se destine une telle œuvre, qui n’en devient que plus attachante : en creusant ce qu’elle avait initié de sincère, en jouant avec la nostalgie et en écorchant la légende, cette résurrection, non sans maladresses, parvient à faire ce qui n’est même plus au menu dans le blockbuster contemporain : offrir un propos.
(7.5/10)