... ou de l'instrumentalisation rythmique du cheval au cinéma
Bartabas, l’espace d’un instant, nous explique le cinéma. Traverser une cour en une heure de temps puis revenir en quelques secondes à la même place grâce à cette prouesse qu’est le galop arrière, la plus difficile des figures. Peut-être parce qu’elle donne l’impression de revenir dans le temps, de « rembobiner ». La même allure, une différente contraction temporelle, c’est là, l’art du cinéma que de se jouer de la réalité de l’instant. Et Bartabas galope arrière, arrière jusqu’à des temps lointains, des temps qui lui sont inconnus et qu’il s’approprie pourtant, ouvrant le rideau sur un pan de l’Histoire de ses origines. Un rideau qui est fait de peau, de crins, de cheveux. Le rideau qui laisse apparaître l’artiste. La piste. Le cirque.
Les acteurs rient à gorge déployée. Rient-ils de la scène ou en toute spontanéité, en toute conscience de leur statut de personnages, de clowns, de cette connivence qu’exercent les artistes entre eux ? Ils rient, même le maître rit, le visage à découvert, lui qui ne fera que porter un masque toute sa vie. Un masque de cuir, l’apparence de la peau mais seulement l’apparence. C’est comme ce maquillage, ce visage peint en blanc, ces yeux noirs, des apparences de personnages. Ceux du cirque Franconi, son chapiteau rigide se dressant au-dessus de la foule, tout en hauteur pour attirer le public car si ils sont clowns, ils ne sont pas fous du roi mais rois eux-mêmes. Rois de la piste, celle circulaire, semblable aux autres, où jouent acrobates et animaux, éveillant rires et effroi tour à tour dans les gradins. Des rois, certes, mais proches de leur cour qui participe, leur jette des chapeaux qu’ils ramassent dans la plus grande habileté de la voltige cosaque. Et c’est le contraste qui les habite. Alors qu’ils exercent l’art équestre militaire, la musique s’élève, on entend la voix d’hommes et de femmes à la langue inconnue, exotique, certainement orientale.
Ces hommes et ces femmes au visage dur comme du marbre, à la voix de miel, qui sont-ils ? Tous ont fui un pays, une guerre, nous dit-on. Et c’est là, la réalité du cirque, celle de la seconde chance. Et alors que le panoramique montre tour à tour ces visages comme autant d’histoires à raconter, le partage se crée entre ces êtres, prêts à accueillir une nouvelle âme parmi eux. Son visage est beau, il n’a pas vécu, c’est Géricault et il a tout à apprendre. Mais ici, pas de différence et la scène devient alors le buffet de Freaks où la tolérance n’est plus l’arme de celui qui croyait la détenir mais de la majorité. Il est l’un des leurs maintenant, il fait partie du cercle. Le cirque, c’est une vie de reclus car c’est un état, celui dans lequel on abandonne tout, au nom de la passion qui vibre à l’intérieur. Et on laisse son âme au maître, qu’il en fasse ce que bon lui semble car seul lui décide, seul lui ordonne. Et Franconi – Bartabas ? Ne sont-ils pas les mêmes ? - est de ces hommes pour qui la perfection n’existe pas mais que cette certitude n’empêche pas d’essayer de l’atteindre. Il est la rigueur et la précision, l’homme au bout du fouet qui inflige la sentence, douleurs physiques et risques n’étant pas de ces obstacles qui interrompent la répétition. Mais, à trop l’user, l’élève ne peut plus tirer sur la corde. Et l’élève parti, il manque au maître comme celui-ci était indispensable à sa vie.
Car la mort rôde. Tout comme la vie. Les deux sont synonymes de célébration et de fête. On rit dans le sang des chevaux. On chante autour de la tombe de l’artiste. Comme l’on rit de deux amants qui s’embrassent. Et comme l’on chante pour le poulain qui vient de naître. Sous le regard du peintre, lui qui croyait être incapable de créer un cheval. Le voilà en chair et en os. Et sous le regard des autres chevaux, encore un public, qui sait l’importance de cet instant. Car c’est l’instinct qui les guide à rester à distance, ce même instinct qui les fait s’agiter autour de la tombe de l’acrobate, morte dans une ultime cascade. Car tout est spectacle, tout est cirque, même la souffrance et la mort. Ces chevaux le savent, offrant un dernier numéro avant la fin. La fin de leur propre art mis à l’amende par les autres numéros de cirque. Et pourtant, « quand on aime les chevaux, on n’aime que les chevaux ». Et c’est là l’histoire de ces deux hommes, Franconi et Géricault, qui meurent chaque jour avec eux. Et renaissent en buvant leur sang, en dessinant leur souvenir pour s’imprégner de leur puissance. Le maître n’est pas le cavalier, c’est le cheval. Il est celui qui apprend, celui que l’on regarde. Franconi enferme Géricault dans un box car il ne connait pas les chevaux même si il les monte, il ne peut s’imaginer être eux, être moins qu’eux et c’est essentiel pour les représenter. Car le cheval est artiste et modèle. C’est sa nature. Une saillie, une ferrure, tout est spectacle et si les hommes imitent les chevaux, c’est parce qu’ils rêvent de leur noblesse qu’ils tournent en dérision.
Géricault, le peintre. Franconi, le cavalier. Tous deux font se rencontrer leurs arts comme Bartabas offre au cirque une nouvelle dimension en y laissant s’immiscer les codes du cinéma. Ce n’est pas la captation d’un spectacle, c’est l’artiste lui-même qui se redéfinit. Car le cinéma change tout, de ces mouvements de caméra permettant de voir tour à tour l’acrobate du centre de la piste, sans destrier ou des gradins au travail sonore que permet l’utilisation extra-diégétique de la musique et des bruits. La portée est nouvelle, le regard tout à fait différent. Et pourtant, tout dans le cirque nous ramène à cet instant présent, ce moment décisif, cette instabilité du réel qui fait la beauté du spectacle vivant et qui vient se confronter aux arts de la représentation. C’est parce que le cinéma ne se veut pas traduction littérale. Il ne recherche pas à montrer le cirque mais à l’utiliser. Celui-ci devient son sujet et son objet. Un objet hybride, possédant son propre langage. Où tout devient cirque, tout devient scène. Les acteurs jouent parfois d’un ton de réalité mais ils basculent dans le burlesque, la musique venant appuyer ce fantastique où la piste s’étend au monde. Et comme spectacle n’existe pas sans spectateurs, ceux-ci sont partout, en chacun, nous ramenant à notre propre condition, dans notre fauteuil : ce que nous voyons n’est que comédie. Et si la piste s’étend au monde, elle devient lieu de création. Être sur piste et l’on devient artiste et tout état d’âme et toute conversation deviennent sketches.
Le rythme. Il est essentiel. Dans les battues de piaffer exécutées par le cheval comme si un métronome lui indiquait la cadence. Et le métronome, c’est ces claquements de langue assénés par l’écuyer, ces claquements de langue qui sont seuls bruits filtrant le manège puis les grondements du cheval à l’effort et le crayon s’agitant sur le papier. Impossibles à entendre, exaltés, accélérés pour donner le rythme effréné et mener l’image à cette cadence d’enfer que seule peut rendre l’image filmée. Comme ces rires et ces bruits qui par un habile montage viennent agrémenter la musique, l’accompagner. C’est la magie du cinéma que cette manipulation habile du temps et du rythme. Et pourtant, ce n’est pas la vitesse qui nous apprend mais la lenteur, selon Franconi. La machine est capable des deux jusqu’à la décomposition du moindre mouvement mais c’est l’homme qui décide la cadence. Cette cadence qui doit être sans faille sinon la machine s’enraye, l’illusion s’efface et l’hypnose s’arrête. A 24 images par seconde.