Le teaser de Megalopolis nous montrait un homme sur le toit d’un building, prêt à sauter dans le vide, avant d’arrêter le temps. Soit l’image exacte du film dans la carrière de Coppola, génie fantasque toujours prêt à tout perdre, et absolument convaincu que la postérité lui donnera raison. Megalopolis, on le sait, est le projet d’une vie, un monstre qu’il a plusieurs fois abandonné, et dont il a décidé de financer l’intégralité afin de se garantir une absolue liberté créative. Pas de studio, pas de compte à rendre. Mais aussi : pas de garde-fou, pas de regard en surplomb. Si ce n’est au-dessus du vide.
De ce simple point de vue, Megalopolis est donc un objet fascinant, la concrétisation de ce pur fantasme issu de la politique des auteurs, qui voudrait que l’Artiste soit bridé par les contraintes financières du septième art, qui l’entravent le plus souvent dans sa créativité. Coppola s’est souvent battu avec les producteurs, souvent ruiné, et propose depuis son entrée dans le XXIème siècle un cinéma radical et expérimental à l’abri des contraintes du box-office. Ce blockbuster à 120 millions de dollars a donc de quoi intriguer, et se présente comme un cas assez unique dans l’histoire du cinéma.
Cette question de l’étonnement restera une constante au visionnage d’un objet fou, impossible à réellement circonscrire, et sur lequel le cinéaste ne fait aucune concession.
Car au saut figé dans le vide, il convient surtout de substituer les passerelles instables qui surplombent une maquette du projet de l’architecte, et sur laquelle se retrouvent les principaux protagonistes du récit. Performance collective très proche du théâtre contemporain, où répliques et gestes bouffons fusent de toutes parts, cet agencement baroque synthétise assez bien le film dans son ensemble. En bas, le projet d’une cité utopique, rendue possible grâce à une nouvelle matière qui permettra les délires numériques les plus débridés. En haut, dans un déséquilibre continu, des figures aux destinées contrariées, incarnant toutes les désinences de la bouffonne comédie humaine.
Megalopolis, assumant son titre, est à prendre tel qu’il est : un monstre hybride qui ne s’astreint pas à la codification traditionnelle, bouleverse les lignes narratives et les tonalités. Romance échevelée, baroque shakespearien, délire kitsch, péplum relifté, pensum politique, état des lieux civilisationnel se côtoient jusqu’à la nausée, sans qu’on sache réellement si l’on attend de nous une appréhension au premier degré de ce flot continu qui a tout du déluge, et qui rappelle souvent la folie du Southland Tales de Richard Kelly.
Pour tirer quelques fils de cet amas profus, il convient peut-être de distinguer la forme du fond. Sur le plan strict de l’image, Coppola refuse aussi une ligne directrice stricte, par un mélange des esthétiques du film noir, du péplum ou des élucubrations numériques ultra chromatiques proches de certains délires des Wachowski. Certaines séquences, réellement impressionnantes, prouvent que le maître n’a rien perdu de sa maîtrise pour gérer les foules (la course de char et le concert), et traite toujours les décors comme une matière première malléable, dans une logique expressionniste assez fascinante. Son jeu sur les échelles travaille la minéralité et la chair dans une fusion constante, animant des statues de pierre ou projetant des silhouettes dansantes sur les façades des immeubles. Ce sujet au cœur du récit – une matière dotée d’aptitudes nouvelles, alliée au temps et à l’imaginaire reproduit clairement le geste artistique d’un cinéaste proche du savant fou, nous conviant à des expériences qui ne pourront pas toutes aboutir.
L’étonnement, toujours, lorsqu’un homme déboule devant l’écran avec un micro, pour interagir avec un comédien sur l’écran en lui posant une question, avant de repartir. Et le questionnement qui en découle : si Coppola innove et crée par cette micro-performance une rupture assez singulière, difficile d’y voir autre chose qu’une petite esbrouffe assez gratuite – un reproche qu’on pourra faire à de nombreuses séquences de son film.
Reste le fond : une réflexion politique sur la décadence de la République, calquée sur celle de Rome, et reportée à une New York de fable. Et c’est là que la chute dans le vide est la plus violente. Coppola cherche à graver dans le marbre, dès le premier plan, son récit qui se voudrait profond, cite Marc Aurèle, fustige les populismes pour offrir à Shia LaBeouf le rôle en roue libre qu’il a toujours convoité, parle d’amour, et ose, audace suprême, l’absence totale de cynisme puisque sa fable doit s’achever sur une morale, fondée sur l’espoir porté par les artistes capables de sauver le monde.
Parade de l’octogénaire posté en vieux sage sur la montagne de son expérience, qui expliquerait, en somme, que si les hommes ont en eux tous les ferments de la destruction (convoitise, jalousie, attrait du pouvoir, violence, domination), ils sont aussi ceux par qui la salvation est possible grâce à l’imaginaire, l’amour et la transmission aux nouvelles générations vers un futur radieux. Mais pour fédérer autour d’un message aussi simpliste – qui, après tout, fait la matière des contes philosophiques ou des évangiles -, encore faudrait-il que le propos soit incarné. Car si la forme expérimentale endigue une véritable progression, un lot considérable de maladresses viennent dynamiter les vertus du discours, qui ressemble régulièrement à un ânonnement gâteux assez embarrassant, porté par de piètres comédiens, dont Nathalie Emmanuel, icone lisse et dénuée de toute présence.
L’instabilité est donc au cœur du dispositif, et il n’est pas exclu que Coppola se prenne lui aussi pour cible lorsqu’il ausculte le ridicule lié à la mégalomanie – en témoigne notamment le prénom Francis attribué à un bébé, et qui génère un éclat de rire plutôt salvateur dans la salle.
Il faut en tout cas autant d’audace et de culot que celui du cinéaste pour valider l’intégralité de cet amas étrange et malhabile en le considérant comme un chef-d’œuvre en avance sur son temps. Car s’il ne cesse de regarder vers l’avenir en appelant de ces vœux une République des poètes et des lettrés, Coppola livre aussi une réflexion sur l’état des lieux de la civilisation, et des vertus qu’on octroie aux créateurs, désormais livreurs de contenu. Son geste radical mais boursoufflé, son propos pourfendeur mais éculé, ses sentences pompeuses entrainent autant l’édifice vers les abysses qu’ils lâchent les amarres vers des horizons nouveaux.
Coppola ne sauvera pas le monde, et probablement pas ses finances. Il intriguera une industrie, qui ricanera le temps de son naufrage, avant de passer à autre chose. Quant au cinéphile, il ne pourra rester indifférent. Par indignation, ébahissement, rejet ou émerveillement, il offrira à Coppola la place qu’il convoite, et sa petite victoire face au temps, en restant dans sa mémoire. Mais nombreux seront ceux qui auraient préféré laisser ce projet à l’état de fantasme atemporel, forcément dénué de tout défaut.