Il ne sera pas question ici de la gestation incroyablement difficile du film, des problèmes financiers de Coppola, des critiques assassines à Cannes. Je veux parler de l'expérience qu'a été le visionnage de "Megalopolis", sans doute l'un des plus étranges moments de cinéma en salle de ma vie.


Le premier carton (ou la première tablette, dans ce cas précis) pose les choses. Le mot "fable" est inscrit sous le titre du film, comme une invitation à ne pas juger ce qui va nous être montré par le prisme du réalisme, mais plutôt celui de l'allégorie. Soit.


Par où commencer. Très tôt, "Megalopolis" prête à rire, dans le bon sens comme dans le mauvais. On rit avec une certaine admiration de cette "reconstitution" romaine au sein de New-York, du travestissement de Shia LaBeouf, de la grandiloquence criarde des effets, des protagonistes grimaçants. Coppola semble s'être aussi bien inspiré de l'expressionnisme des années 30 que des ambiances de certains films des années 80 (on pense à la racaille grouillante du "New York 1997" de Carpenter).

On pense aussi au Terry Gilliam de "Brazil" avec cette sorte de satyre grasse et déformante, jusque dans certaines esthétiques (le mélange de rétro et de futurisme).

La direction artistique est placée sous le signe de la laideur et après tout, pourquoi pas. C'est assez rare en 2024, et j'aime bien les grosses farces moches.

Il y a même une certaine audace dans la direction des acteurs qui donnent parfois l'impression de cabotiner selon leur impression du moment, exécutant des gestes bizarres ou sortant complètement de leur personnage le temps d'une réplique.


Mais un second rire arrive, quand il apparaît que tout, absolument tout dans ce film, est à côté de la plaque.


Déjà, la mise en scène et le montage. Clairement, Coppola veut donner un cachet contemporain à son film, qu'il a sans doute plus conçu comme un grand musée expérimental que comme un travail narratif pointilleux. Certes.

Mais quand la technique nuit à ce point à la clarté des échanges, à la mise en valeur des espaces et des enjeux, quelque chose cloche. Une des premières scènes du film, l'affrontement médiatique entre le maire conservateur (Cicéron), et le génial architecte (César), sur un site en reconstruction, est en cela emblématique. Le montage part tout simplement dans tous les sens, pour la première scène où tous les protagonistes sont rassemblés.

Tout ce petit monde s'agite, grimace, débite, et les plans se succèdent et font mal à la tête. Une métaphore du chaos qui règne dans cette cité futuriste condamnée au déclin ? Peut-être. Et peut-être que je ne suis pas prêt à suivre le réalisateur dans ses délires les plus jusqu'au boutistes car le film est, à de nombreuses reprises, quasi-irregardable.

On rit de ces scènes complètement hallucinées, en split-screen, où Adam Driver enchaîne les poncifs pseudo philosophiques, entouré de montages qui semblent être des extraits libres de droits de formations InDesign.

On rit des fonds verts omniprésents, aux incrustations souvent carrément floues.

On rit des scènes en extérieur qui semblent tournées dans des espaces ultra restreints avec 15 figurants payés pour s'agiter.

Rendons tout de même à César ce qui lui appartient (ahaha) : la scène du Colisée, et notamment la performance psychédélique de Grace Vanderwall, montre un aperçu de ce qu'aurait pu être "Mégalopolis" avec une vraie vision, avec un cap clair, pour reprendre notre Gluscksmann national. Rendons aussi hommage à la bande originale d'Osvaldo Golijov, puisant autant dans le jazz que dans les péplums d'antan, et qui contient de belles pièces, comme la magnifique "The Map of Utopia".


Et puis il y a le jeu des acteur.ice.s, et les dialogues.

Adam Driver, Nathalie Emmanuel, Giancarlo Esposito, Dustin Hoffman, tout ce beau monde joue comme des patates. C'est affligeant. Les expressions sont soit forcées (Driver, constipé et hilarant), soit inexistantes (Nathalie Emmanuel), soit lunaires (il faut voir Giancarlo Esposito jouer la colère ou l'émerveillement).

Tout le monde semble drogué et j'aurais donné cher pour être une petite souris sur le tournage et assister à la direction d'acteurs.

J'ai craqué et laissé échapper un rire sonore lorsque (attention spoilers), le maire et sa femme visitent leur fille et Cesar, désormais en couple. Les récitations philosophiques sans conviction, la stupéfaction mal jouée, le tout dans cet espèce d'intérieur végétal produit par le moteur graphique d'une PS1...une expérience.


Les dialogues sont crispants. Les banalités niaises et les citations pompeuses s'entremêlent avec un sérieux désarmant. Et c'est vraiment ce qui achève de ruiner le film.

Parce que cette ahurissante bêtise ne peut se marier à la démesure visuelle, laide, presque punk de Coppola. La fable expérimentale ne peut plus l'être quand elle est accompagnée des pires platitudes, dignes d'un BHL en petite forme.


La séance se poursuit. Assommante, carrément longue.

Et puis, au détour d'une scène, le personnage de Dustin Hoffman se fait ensevelir sous des rochers sans explication, une scène de sexe pitoyable fait irruption, Shia LaBeouf (devenu entre temps le Donald Trump de la Rome Antique) se prend 2 flèches dans le cul, un satellite de l'URSS s'écrase sur la ville. Et le rire nous tient éveillés.


Et le film, il raconte quoi ?

Si on identifie bien plusieurs archétypes, César en grand rêveur génial torturé, Cicéron en conservateur corrompu et Clodio, l'arriviste populiste ultra-riche, ils sont ce que j'appelle des "archétypes chaotiques". Les motivations des personnages, engluées dans des monologues sibyllins à faire pâlir les Elfes du Seigneur des Anneaux, sont incompréhensibles.

Présenté comme un grand humaniste rêveur, César est en fait une sorte d'Elon Musk pour qui la ville idéale est une cité techno-écologique géante, bâtie sur les immeubles dynamités des quartiers populaires, sans aucun lien avec les préoccupations sociales réelles (la découverte de la fameuse Megalopolis dans la scène finale est d'ailleurs tout aussi lunaire que le reste du film). Le maire finit par accepter que tout ça est finalement pour le mieux et on termine sur une poignée de main techno-capitaliste, au-dessus d'un nouveau né sensé incarner l'espoir et l'avenir. Bon.

Plus globalement, on pourrait résumer le pitch du film à la phrase restée célèbre de cette manifestante de la Manif pour Tous : "C'est la decadenceanh".

Corruption, élites frivoles et starifiées, jeux du cirque pour flatter les bas instincts, sexe et drogue...la haute société s'est perdue et les inégalités ont explosé. La ville a besoin de se tourner vers l'avenir, vers le progrès et la connaissance, de marcher main dans la main pour ses enfants (insérer encore plus d'expressions toutes faites). La chute du satellite qui détruit une partie de la ville rappelle bien entendu l'histoire biblique de Sodome et Gomorrhe.

Mais la résolution est tellement...bizarre, et Coppola semble tellement à fond dans son idée d'une utopie basée sur des jardins et des tapis roulants.

Parce que César, c'est lui. C'est le créateur génial et torturé, seul contre le monde pour faire accepter ses idées. C'est celui qui doit arrêter le temps pour réaliser son oeuvre en paix, celui qui n'accepte aucune concession.

Le personnage va même jusqu'à dire qu'il nommerait son enfant Francis, si c'était un garçon. Difficile de faire plus explicite.

Il y a quelque chose de tendre dans cette mégalomanie naïve qui ne sait plus comment s'exprimer.


On pourrait continuer à parler pendant des lignes et de lignes de toutes les scènes complètement dingues de "Megalopolis", de sa médiocrité infinie. On pourrait parler des scènes psychédéliques avec Adam Driver torturé, de tout l'arc de sa femme morte, du personnage de la journaliste arriviste complètement incohérent.


"Megalopolis" est un film malade, un vrai miracle. A une époque où les films médiocres sont légions mais où les avancées techniques et surtout le formatage des produits par les studios empêchent l'avènement de vrais naufrages industriels, "Megalopolis" sort des eaux.


C'est un véritable nanar contemporain que nous pouvons découvrir en salles, en 2024.

Généreux, stupide, ambitieux, laid, tantôt film d'auteur, tantôt telenovela, tantôt mauvais boulard, tantôt satyre politique, tantôt formation photoshop, "Megalopolis" est un OVNI.

Allez le voir.

Créée

le 29 sept. 2024

Critique lue 52 fois

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Mr_Step

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