Pâté en croupe
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le 22 mars 2018
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Le naturalisme de Kechiche a toujours questionné : son appréhension de la longueur, son rapport à certains sujets (le sexe, les repas) s’inscrivaient jusqu’alors dans des structures narratives qui semblaient servies par ces gros blocs séquentiels d’authenticité. Mais, qui paradoxalement, contenaient leur propre fragilité du fait d’une écriture encore un peu trop ostentatoire (qu’on pense au final de La Graine et le Mulet ou aux dissertations sur l’art et la littérature dans La Vie d’Adèle).
Son nouveau projet, voué visiblement à se décliner en une ou plusieurs suites, accède à une nouvelle étape, plus radicale, d’un certain point de vue (la notion de récit semble avoir presque disparu), mais lui permettant in fine d’accéder à son idéal cinématographique, esthétique et discursif.
On peut certes se questionner face à ce bloc de 3 heures, à l’inanité de certaines séquences et à l’intention finale de son réalisateur. Il n’est pourtant pas difficile de dépasser le réflexe visant à le considérer comme un voyeur dont le projet se limiterait à filmer des jeunes filles aux déhanchés émoustillants.
De ce point de vue, la première séquence s’impose comme une forme de provocation : on y retrouve d’emblée le sexe cru de La Vie d’Adèle (très beau, très juste, très intense), alors que les 2h45 qui suivront ne reviendront que sur de timides et verbeux préliminaires. Mektoub My Love est en effet un film à rebours, qui se questionne non seulement sur la vérité, mais le fait par le biais de personnages qui n’ont pas encore les moyens – ni l’envie – de la figer dans l’unicité.
L’authenticité irrigue le film entier : c’est là le cœur du cinéma de Kechiche, dont la direction d’acteurs est remarquable, tout comme son aptitude à dénicher de nouveaux talents. Scènes de repas, collectives pour la plupart, orchestrations d’un désordre jovial propre aux vacances, elles restituent à merveille l’interaction, la spontanéité et la manière dont le temps passe sans qu’on en prenne la mesure. Cette dernière notion est probablement l’une des quêtes de Kechiche, et explique que ceux qui adhèrent à son cinéma ne voient jamais la longueur de ses films comme un problème. Tous les personnages ont un rapport au temps qui est celui de latence, de l’improvisation et du suspens, et cet opus vise à restituer in extenso cette parenthèse ensoleillée d’une année, mais aussi, évidemment, d’une vie, à la faveur d’une jeunesse qui n’a rien d’autre à faire que d’expérimenter la plus totale liberté : celle du corps.
D’où la quasi absence d’écriture dramaturgique, d’élément perturbateur et l’insistance face à l’inanité des dialogues. On pourrait reprocher au film cet aspect, il milite pour en faire sa quintessence : les marivaudages des jeunes ont été vus cent fois - ou plutôt, vécus par tous. La séduction, la maladresse, la gêne sont joués à merveille, et si le film peut autant déconcerter (mais quel interêt ? se demandera le spectateur), c’est probablement parce qu’il peut avoir la sensation, si rare face à la fiction, d’être en intimité avec des personnes et non des personnages, qui n’ont pas forcément son âge, ni sa liberté.
Mektoub my love est de ce fait un questionnement sur la faillite du langage, et il intéressant de voir que le polyglottisme du titre en est un signe : chez Marivaux (cher à Kechiche, qu’on repense à L’esquive), sa maîtrise permet de faire correspondre le code à son cœur. Ici, le langage est impuissant, parce qu’on a saisi que l’essentiel se passe ailleurs. Autour d’Amin, la comédie qui se joue devient bancale dès qu’on tente de parler : c’est Tony qui ment comme il respire, Charlotte qui trinque parce qu’elle croit au fond de cette forme, Ophélie qui dit qu’elle n’est pas jalouse pour affirmer le contraire, Céline qui interrompt pour qu’on la regarde, sa mère qui veut à tout prix que son fils corresponde au cliché du contexte : s’amuser, bronzer, séduire.
Amin est le taiseux, le confident, celui qui, ne sachant jouer le jeu de cette logorrhée, laisse échapper une partie des opportunités. Il est, bien évidemment le témoin double du cinéaste qui assiste avec un certain don d’omniscience à tous ces échanges, avec une réticence doublée d’un violent désir, d’où l’angle pris dans les scènes de danse, qui sont autant d’envolées auxquelles il n’a pas accès du fait de sa raideur maladroite.
Le thème de la photo – un peu surligné, certes – indique ainsi la volonté d’accéder à l’au-delà du langage, de son hypocrisie et de ses intrigues : la danse, le repas, les jeux dans l’eau sont autant de moments de vérités qu’Amin capte, et dans lesquels, pour le moment, il a du mal à totalement s’insérer, parce qu’il est dans l’analyse (il écrit des scénarii, il a tenté des études de médecine, il réfléchit avant de parler). L’accès à la vérité est dès lors de l’ordre du sublime : c’est cette nativité animale, qui se substitue à son désir de voir poser Ophélie nue, ce que Kechiche avait de toute façon déjà dévoilé de l’autre côté d’un mur extérieur qui emprisonnait Amin dans la séquence d’ouverture.
La justesse passera donc par le corps et le langage non verbal : les rires –nerveux ou spontanés -, les regards, le jeu de l’eau et du soleil, très souvent filmé à contrejour et magnifiant les silhouettes tout en occultant une partie de leur identité.
Mektoub, my love : Canto Uno, est un film sur la lumière : très souvent, dans le film, c’est celle du soir. Mais l’exergue (« Dieu est la lumière du monde, Jean, 9:5 et Lumière sur lumière, Dieu donne Sa lumière à qui Il veut », Coran 24:35) et la posture centrale d’Amin, en attente d’une révélation offerte à son regard en font surtout une brillante exploration de l’aurore.
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le 15 août 2018
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