Pâté en croupe
Abdellatif Kechiche, depuis La vie d’Adèle, semble désormais devenu plus clivant que jamais (La vénus noire présageait déjà de la chose) et susciter la controverse au moindre de ses mouvements. Les...
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le 22 mars 2018
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Une longue vie de spectateur suffit en général à s'apercevoir que souvent, plus le traitement d'une histoire s'éloigne d'une apparence de réalité, plus on touche au vrai. Prétendre que le contraire fonctionnerait d'une manière aussi systématique serait de la pure mauvaise foi. Pourtant, ce Canto uno pourrait me donner envie d'y croire.
Car s'il y a bien UN élément qui met tous les amateurs de ce Mektoub my love d'accord (dont à peu près 95% de mes éclaireurs l'ayant vu), c'est celui d'une apparence de réalité, et donc (par un glissement sémantique surprenant par sa logique apparente) de vérité. Quelque chose ici, plus qu'ailleurs, dirait quelque chose du réel parce que cela sonne juste jusque dans ses maladresses.
Il y a pourtant tant à dire sur la forme narrative des films d'Abdelatif en général, et celui-là en tout particulier.
Car de quelle sorte de réalisme parle-t-on ?
Celui qui baigne chacun de ses plans d'un coucher de soleil aguicheur même lorsque le dialogue précédent semblait accompagner le réveil matinal des protagonistes ? Ou alors le réalisme qui fait utiliser par les personnages de ce film de fiction des expressions de la fin des années 2010, lorsque nous sommes censés nous trouver en 1994 ?
Mais si nous poussons le principe un peu plus loin que ces vétilles, quelle est par essence la valeur d'une scène (réellement ou voulue comme telle) documentaire ? Les conditions de son tournage, ou ce qu'elle raconte ? La façon dont elle est insérée entre le plan précédent et le suivant ? Est-ce qu'il suffit à quelque chose de "faire vrai" pour avoir une consistance artistique ?
Pour faire simple, il me semble qu'une conversation tournée dans des conditions journalistiques ou artistiques scrupuleusement irréprochables entre ma voisine de trottoir et sa cousine peut (c'est un exemple, pas une règle absolue) représenter ce qui ressemble le plus au zéro absolu en terme d'intérêt ou d'édification. C'est pourtant à ce genre de scène que j'ai eu l'impression de me frotter régulièrement pendant trois heures. Trois heures, putain.
Vous pouvez admettre que quand vous entendez:
- ça va ou quoi ? (oui, oui, le "ou quoi ?" …so 2016)
- bien en toi ?
- Ça va. Ça va. (j'aurai presque envie de l'écrire: "sa va") Tu fais quoi ?
- oh là, rien, j'suis un peu en vacances.
(silence)
- Ah ouais ? C'est bien.
- Ben ouais.
(petit silence)
- Mais autrement, t'es toujours à Paris ?
- Ouais, ouais.
(petit silence)
- et tu fais quoi la-bas ?
- Oh je bricole. J'ai écris un scénario.
- ah ouais ? Trop bien !
(petit silence)
- ouais, c'est bien.
- ouais, c'est vrai, c'est bien.
(petit silence)
- mais je fais aussi un peu de photo.
- La classe. Et tu fais quoi comme type de photos ?
… pour la 8ème fois, ça commence à courir un peu sur la glande à patience. J'ai l'impression d'en avoir autant appris sur les jeunes et l'amour qu'en me morfondant devant une émission de télé-réalité.
Après les marseillais à Cancoun, les Sètois à Frontignan. Tu parles d'un dépaysement.
Point de stupéfaction supplémentaire dans ce concert de louanges unanime, cette justification systématique (parfois balayée par la technique dite du "revers de manche") du voyeurisme graveleux de son auteur, surtout dans cette période post séisme Weinsteinien.
OK, les gars, il ne convient pas de recouvrir toute œuvre du même voile pudibond et bien pensant, je peux être le premier à vouloir lutter contre un mouvement globalisant qui ne voudrait pas, par exemple, tenir compte d'un contexte. Mais il me semble impossible de justifier près de 50 mouvements de caméras purement gratuits, du point de vue de la narration ou de la fiction, vers la bassin d'une de ses jeunes actrices, pourvue d'un fessier généreux.
Je comprends parfaitement la fascination que l'on peut ressentir envers une partie précise de la physionomie d'une personne du sexe opposé, au point de la mettre en scène dans chacun de ses films. Mais Kechiche n'a-t-il pas un moyen plus diégétiquement satisfaisant de l'assouvir ?
Si l'érotisme c'est l'absence, la concupiscence de Abdelatif est un vaste trop-plein.
Si Sète est un port de plaisance, Kechiche est un porc de complaisance.
Enfin, j'ai vu le film avec celui des mes fils qui est de loin le moins cinéphile de tous, pour la simple raison (du point de vue de sa motivation) qu'il avait passé une année de lycée avec une des actrices principales du film.
Ce n'est pas du tout un adepte, vous l'aurez compris, du cinéma auteurisant contemplatif. Un moment plus que les autres a achevé de le décontenancer. A la fin d'une séquence particulièrement interminable consacrée à l'accouchement des brebis, il me lâchait l'irrévocable sentence: "en fait ce film, c'est soit un documentaire animalier, soit un documentaire humainalier". Le temps que je lui réponde que Kechiche avait dû être sacrément emmerdé que l'agnelage soit long au point de le faire rater son 457ème coucher de soleil et l'obliger à braquer un projecteur incongru sur l'animal, il s'était légèrement assoupi.
Car oui, le réalisme forcené peut être assommant pour le non esthète comme pour le cinéphile aguerri.
Parce qu'enfin, merde, faut-il donc trois heures de dialogues indigents et répétitifs pour comprendre que presque toujours, celui qui aime le plus en secret est celui qui connaitra le moins le plaisir charnel ? Que de ne pas se montrer fidèle à un engagement pris trop jeune ne justifie pas un regard accusateur ? Que l'absence d'une certaine forme de morale favorise une vie épanouie et hédoniste ? Qu'une vie harmonieuse entre des personnes de diverses origines, avant d'être captées par des identités à tendances communautarismes cloisonnantes, semblait plus naturelle il y a vingt-cinq ans ? Que les soirées en boite avant le portable ont existé ?
Du coup, moi qui étais plutôt neutre vis-à-vis du travail d'Abdelatif, je suis maintenant en colère contre ce réalisateur. A cause de lui, je brise déjà ma récente résolution de ne plus écrire que sur les œuvres que j'aime, et me taire sur les autres. Dire du mal ne rapporte que du mauvais karma: on passe pour aigri, insensible ou idiot épais, et on se fait des tonnes d'ennemis virtuels.
Alors d'accord, placer en exergue la bible et le coran pour justifier son naturalisme appuyé est une bonne tentative de dédouanement œcuménique, mais il n'empêche.
Le cinéma de Kechiche, c'est une recherche d'authenticité lumineuse, avec des poils au milieu.
Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes On peut dire que j'ai eu du cul, Pipi-caca au cinéma, si c'est pas troupier, c'est arts-et-essais, Dépaysant comme des paysans, C'est pas une raison pour passer sur le billard et 2018, année décrépite
Créée
le 21 août 2018
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