Il est de ces artistes, admirés, mais aussi rejetés violemment, aux univers si radicalement indépendants, libres, vivants, uniques, que les consensus ne semblent jamais pouvoir être de mise. On est toujours intrigué, on admire la démarche mais selon la période de notre vie dans laquelle on se trouve, l’âge que l’on a, ce que l’on a vécu, en bref notre vision du monde à ce moment précis, la vision dudit film nous passe à travers pour mieux nous attraper plus tard. Cela n’a rien à voir avec un niveau de cinéphilie qui serait plus élevé ou non, mais bien avec un état d’esprit, une sensibilité qui ne demande qu’à évoluer en fonction des aléas de la vie. Forcément, un artiste tel que Lars von Trier, sans doute le plus instable et extrême des cinéastes européens contemporains, entre totalement dans cette case de metteurs en scène pour qui l’art ne peut s’écrire qu’avec un grand A, sans la moindre concession, et surtout ne peut que se fondre avec l’âme de celui qui créé, projetant dans chacune de ses œuvres de sa personnalité, ici particulièrement tortueuse. Pour lui, l’acte de création ne peut aller de pair qu’avec une souffrance intérieure profonde, et cette souffrance déteint le plus souvent sur les personnes tournant avec lui, le décrivant comme quelqu’un d’aussi génial que fou. Selon les personnalités, cela se passe plus ou moins bien, mais c’est en quelque sorte un pacte à passer. Pour tourner avec lui, il faut éprouver les complexités de son personnage jusqu’au plus profond de notre âme, quitte à y laisser des bouts de soi-même à l’issue du tournage. Ses films s’accouchent dans la douleur, pour lui comme pour les acteurs, et le moins qu’on puisse dire, c’est que cela se ressent grandement dans notre expérience de spectateur.


Le film qui nous intéresse ici a une place à part dans sa filmographie. Arrivant après son film le plus controversé, Antichrist, qui avait valu à Charlotte Gainsbourg un prix d’interprétation féminine à Cannes pour sa prestation sans limites, il apparait dans sa forme première comme beaucoup moins provocateur que tout ce qu’il avait pu faire jusqu’à présent, sans volonté outrageante, sans excès graphiques ou moraux choquants, en bref comme une œuvre plus immédiatement abordable par un plus grand nombre que ses précédents travaux. Oui mais nous sommes chez Lars von Trier, un homme rappelons-le dépressif au dernier degré, névrosé, angoissé, projetant dans son Art toutes ses névroses sans doute pour ne pas en finir une bonne fois pour toutes. Antichrist avait été écrit dans la douleur, et il n’est pas difficile d’imaginer que ce film s’est nourri entièrement de sa dépression passée, mais également de celle de son actrice principale, Kirsten Dunst, ayant également traversé une très grave dépression dont les stigmates se voyaient encore dans les nuances exprimées par son visage soudain perdu. Assister à la performance d’une comédienne devant se replonger dans ses pires moments pour donner vie à son personnage a quelque chose de profondément perturbant, mais au final opérant pour notre ressenti.


Et là survient le premier paradoxe de l’Art de Lars (elle est belle, non ?), cette façon de n’envisager son médium que par le chemin de croix, pour lui-même mais également ses comédiens et le public. La grande question revenant régulièrement au centre des divers écrits théoriques sur le cinéma en général, concerne le fait de se demander si l’on peut considérer que le cinéma ne peut se faire autrement que dans la souffrance ? Et si oui, doit-on toujours pousser ses collaborateurs plus loin, quitte à jouer avec leur santé mentale, pour les besoin de l’Art ? Une œuvre, si grande et nécessaire soit-elle pour la personne qui lui donne vie, justifie-t-elle la violence psychologique ? En bref, la fin justifie-t-elle les moyens ? Bien entendu la réponse n’est pas évidente, encore moins dans un film de notre danois préféré. Toujours est-il que devant ses films, et particulièrement ici, se pose toujours la question de la façon dont ont pu naître certaines scènes. Dans quelles conditions telle émotion a-t-elle pu être accouchée de façon si réaliste ? Le résultat est fulgurant, déchirant, mais se pose la question de l’éthique.


Rien de provocant visuellement donc, nous sommes loin des excès pornographiques de Antichrist ou des films à venir, mais reste cette impression de grand vide existentiel, atteignant un tel niveau de souffrance que la première réaction saine d’être humain serait de repousser ce magma de tristesse insondable, ramenant l’être humain à son essence de misérable insecte dont la question de la place dans l’univers ne cessera jamais de se poser. Nous vivons avec des angoisses terribles, mais lorsque la perspective du grand vide, ce néant source depuis l’aube de l’humanité de tous les questionnements, toutes les angoisses existentielles et métaphysiques sur sa définition-même, pointe le bout de son nez, ne reste plus que le grand engloutissement par cette angoisse universelle impossible à calmer. Personne n’aura jamais la réponse, mais le cinéaste se risque ici tout de même à une théorie personnelle, résultat à l’évidence d’une vie passée à angoisser sur tout. Les mélancoliques seraient plus à même d’affronter cette idée de néant que les personnes généralement « équilibrées ». La façon dont il va inverser les rapports entre les différents protagonistes est assez éloquente à ce niveau et porte en elle le message du film.


Le premier chapitre se consacre à Justine, interprétée par Kirsten Dunst. Nous sommes le jour de son mariage, et le tout se termine dans le manoir où vit sa sœur avec son mari. Ce dernier est très culpabilisateur, et lorsque la mariée commence à dériver dans sa tristesse infinie, il va lui demander si elle a une simple idée de ce qu’a pu coûter cette soirée. En bref, elle doit être heureuse, c’est une obligation morale et plus généralement imposée par la société. Le mariage, institution conservatrice depuis la nuit des temps, est censé être l’aboutissement de tous les rêves auxquels peut aspirer un individu, et plus encore une femme, dont le rôle est supposément de fonder une famille dans une idée réactionnaire de la place de chacun. Mais Justine a visiblement déjà un passif, et lorsque son regard commence à se perdre, sa sœur la prend immédiatement à parti à l’écart de tout ce beau monde bourgeois, lui demandant de prendre sur elle pour cette réception organisée en grande pompe. Dans un style très Dogme 95, avec sa mise en scène toute en zooms brutaux, tremblements de caméra, décadrages et recadrages, on assiste en quelque sorte à l’hypocrisie humaine dans toute sa médiocrité et à la dislocation des liens familiaux. Ce qui nous amène à une seconde partie cette fois intitulée du nom de la sœur interprétée par Charlotte Gainsbourg, qui va se transformer en infirmière pour une Justine réduite à l’état de zombie amorphe ne pouvant même plus lever la jambe pour prendre un bain. C’est là que va se jouer l’essentiel du film, lorsque la perspective de la collision entre une planète apparue récemment, Melancholia, et la terre, va se faire jour. Se voulant d’abord rassurant, le personnage du mari interprété par Kiefer Sutherland, passionné d’astronomie, va jouer le rôle de la présence masculine aussi rigide qu’apaisante, face à l’angoisse des femmes. On pourrait à tort croire qu’il s’agit encore d’une théorie typique du cinéaste, réputé pour être misogyne, qui consisterait à placer les personnages féminins dans des rôles d’hystériques causes de la perte masculine. Sauf qu’ici, il s’agira plutôt du contraire, et sans aller jusqu’à raconter le film dans ses moindres détails, lorsque le moment ultime approchera, ce sont les femmes qui devront affronter cette peur terrible seules, comme elles le peuvent. C’est-à-dire mal dans le cas de la sœur jusque là forte pour deux, sombrant dans la peur panique du grand vide.


Se référant à une tradition du romantisme allemand, jamais le cinéaste n’avait poussé aussi loin sa logique dans une osmose totale entre fond et forme. Fondamentalement déprimant au possible dans son discours, son ambiance générale et sa finalité nihiliste, le résultat n’en est pas moins incroyablement incarné et beau formellement. Une démonstration de majesté esthétique, embrassant totalement des références picturales faisant ressembler certains plans à des tableaux. C’est évidemment le cas de la fameuse ouverture, bribes de fin du monde figurant en une suite de plans figés, juste traversés d’éléments bougeant au ralenti, la fin inéluctable de cette histoire, sur fond de la pièce Tristan une Isolde de Richard Wagner. Huit minutes de majesté esthétique, d’une force funèbre estomaquante, portant déjà tout le film. Mais ce ne sera pas la seule démonstration de force esthétique de l’œuvre, striée régulièrement par des bourrasques formelles jamais gratuites. On pense à ces plans aériens dans le grand jardin de la demeure, de chevaux cavalant dans la brume, ou ces plans de nuit d’une profondeur impressionnante, où tout semble soudain englouti par les ténèbres, apparaissant la fameuse planète dans le ciel. Un mélange de sérénité et d’inquiétude sur lesquelles il est bien difficile de placer des mots précis.


Les émotions contradictoires se mêlent pendant le visionnage, et l’envie de partager ça avec son entourage se fait pressante, tout comme la crainte que ce qui nous parle intimement dans le propos et les images ne puisse être ressenti de la même manière par quelqu’un d’autre. Il s’agit d’un film fragile, que l’on a presque peur d’évoquer de peur de l’abîmer, de perdre ce qui constitue son âme, sa fragrance, ce que l’on ne peut toucher, sur quoi on ne peut placer de mots, mais qui nous bouscule, nous fait pleurer, nous troue le bide d’angoisse, en bref nous confronte à tout ce qui agite l’être humain au plus profond de lui-même à l’aide d’un langage cinématographique porté à ses plus grandes hauteurs par un metteur en scène en ayant une très haute opinion. Le cinéma ramené à son essence première, à savoir provoquer des émotions et engendrer du sens via la mise en scène, le discours naissant de l’enchainement des plans et de la foi en le pouvoir de l’esthétique, non en un discours asséné avec lourdeur. Les dialogues ont un effet foudroyant (lorsque Justine daigne se lever pour manger un plat qu’elle adore et que son visage, soudain, passe du sourire triste à la détresse absolue, finissant par dire : ça a un goût de cendre, et fondant en larmes, et j’étais dévasté), mais la puissance évocatrice globale ne vient pas de là, mais bel et bien de la croyance en un Art ayant assimilé les possibilités de l’allégorie en tant que forme ultime pour évoquer ce qui anime l’être humain. Certains continuent encore à croire qu’un naturalisme de façade et un scénario auto satisfait bourré de formules d’auteur sont les seuls vecteurs de sens lorsque l’on veut parler de l’humanité. Mais tout ça n’est que prétention auteuriste. Chez Lars von Trier, le discours naît de la grande forme, le postulat science fictionnel étant le moyen ultime, comme chez un certain Tarkovski dont il se réclame depuis ses débuts et dont il parvient ici à toucher du doigt la quintessence de son Art, d’atteindre à une vérité humaine généralement impalpable, sur laquelle il est inutile de tenter de placer le moindre mot. Et lorsque le noir se fait, à l’issue d’un dernier plan terrassant, cette sensation d’avoir touché du doigt à quelque chose de profondément fondamental se fait jour, nous laissant à la fois détruit mentalement et grandi intérieurement. Comme si l’on avait pu l’espace d’un court instant apprendre à maîtriser cette incompréhension et cette sensation d’absurdité. Juste un instant …

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le 2 sept. 2022

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