Comme souvent, il est difficile d'émettre un avis valide sur un film qui a été tant commenté, et qui a conquis dès sa sortie une très grande notoriété auprès du public cinéphile, y compris parmi ceux qui jusqu'à présent ne goûtaient guère au cinéma de Lars Von Trier. "Melancholia" a été accueilli avec un enthousiasme assez général, pas unanime mais suffisamment partagé pour en faire l'un des films les plus acclamés de 2011. Je peux le comprendre (le film possède de grandes qualités) mais elles éludent un problème majeur qui n'est pas loin de me foutre le film par terre. Les qualités en question, je n'y reviendrai pas - elles ont été recensées, et ce n'est pas là-dessus que je veux réagir.
Comme certains de ses opus précédents (le très pénible et déplaisant "Dogville" tout particulièrement), Lars Von Trier a conçu son film comme une leçon. Tout là haut dans sa tour d'ivoire, le cinéaste danois jauge une humanité exécrée et nous assène la Vérité, qu'il est sans doute le seul au monde à détenir, avec l'arrogance poseuse de celui qui a décidé de se lamenter sur son sort tout en proclamant sa supériorité – pauvre de moi qui suis malheureux d'avoir tout compris (de une), minables semblables qui ne se rendent pas compte de la triste condition qui est celle de leur vie stérile (de deux). En fait, le film s'offre un peu comme un cas d'école. C'est la formulation d'une incroyable inflation egotiste, où l'auteur transforme son amertume, sa frustration, son inaptitude à atteindre le bonheur, en une proclamation de la vanité du genre humain et de son existence, doublée (ça va de pair) d'une auto-promotion radicale de la clairvoyance et de la lucidité dont il serait le seul détenteur. Dans son propos, dans le regard qu'il pose sur ses personnages et sur le monde, dans ses conceptions éthiques, philosophiques, le film m'est assez insupportable.
Explications.
"Melancholia" s'ouvre sur une suite de tableaux figés dans un artifice de sophistication numérique, bercés par le "Tristant et Isold" de Wagner, et dont le cinéaste cherche à retrouver le sillon romantique. Il oublie que l'émotion naît de la respiration, et que ces compositions calculées semblent davantage extraits d'une revue chic en papier glacé que nés l'expression harmonieuse et naturelle de cet héritage. Il est malin, le Lars : il sertit son petit chapitre de misanthropie dans un écran de beauté mortifère, convoque le symbolisme et la poésie romantiques, retrouve la scénographie du "Sacrifice" pour marcher dans les pas de Tarkovski. Mais il oublie qu'Andrei était un humaniste, soit tout son contraire. Il n'en finit pas de déverser sa bile et son fiel sur l'humanité, les êtres médiocres et méprisables qu'il déteste et met en scène. Son expression n'est que malveillance et aigreur mesquine. Pas la peine de faire un dessin ici : le fiancé fadasse, la mère monstrueuse et glaciale, le père fuyant et couard, le patron faux-cul, le beau-frère hypocrite et matérialiste... N'en jetez plus. Tout le monde est asservi à des codes sociaux puants le mensonge et l'hypocrisie, pas un pour rattraper l'autre. On a bien compris, Lars, tu l'a mauvaise.
Tout le monde, sauf deux. Du moins c'est ce qu'on se dit dans un premier temps, avant que, avec l'implacable logique d'une démonstration faisandée, ces deux ne soient réduits qu'à une.
Le film tourne autour d'une paire de personnages, les soeurs Justine et Claire, qui investissent à tour de rôle chacune des deux moitiés du film. Cette construction bipartite témoigne d'une dynamique dialectique, qui devrait offrir à chacune un espace d'expression équivalent pour les conceptions éthiques et les comportements respectifs face à l'Apocalypse qui se profile. L'une est dépressive, mélancolique, hors du monde sensible, détachée de tout, aspirant à la fin des choses, c'est Justine. L'autre aime la vie, s'estime heureuse (le comble de la médiocrité et du fourvoiement selon l'auteur), attachée à son mariage (quelle conne !), à son enfant, c'est Claire. Seulement voilà : tout est biaisé dès le départ, le cinéaste a choisi son camp. Il ne montre pas ce que chacun de ces deux comportements recèle de beauté et/ou d'erreurs respectives, il montre que l'une (Justine) a raison, et que l'autre (Claire) a tort. La misanthropie complaisante de l'auteur n'est pas le seul problème : je trouve cette vision du monde complètement à côté de la plaque, d'une gaminerie et d'une bêtise sans nom (le nihilisme à deux balles, ça va deux minutes), mais il y a plus. Le problème est que la posture d'artiste est profondément malhonnête : c'est un film pétri de certitudes, un film démonstratif, qui prétend offrir plusieurs visages comportementaux de l'humanité face à la réalité de l'Apocalypse mais qui ne les traite pas avec équité. "Les hommes, qui sont malheureux par essence, veulent croire qu'ils le sont par accident". Le film fait sien cette pensée - que je trouve pour le moins fallacieuse, et je suis poli - de Leopardi, il en est l'exacte transcription cinématographique. A chacun d'adhérer, ou non, à cette philosophie.
Pas difficile évidemment de percevoir que Von Trier s'identifie et se projette complètement dans le personnage de la mariée mélancolique. La première hypothèse (la mienne), consiste à penser que Justine est une petite bourgeoise gâtée qui fait sa constamment sa crise, renonce à la joie que pourrait lui apporter son mariage parce qu'elle a décidé que le bonheur elle la pire des options, et parce qu'elle se complait dans la posture doloriste qui est celle du réalisateur. Ce personnage extrêmement antipathique (l'envie de lui mettre des claques me démange du début à la fin) accomplit l'exploit de s'imposer comme l'héroïne la plus exécrable depuis la puante tueuse vengeresse de "Kill Bill". La seconde hypothèse (celle de LVT évidemment) est de considérer que la mélancolique en état d'hyper-lucidité, d'omniscience - c'est la conception romantique et nervalienne par excellence. Justine "sait", et elle sait tout : que le monde est pourri, que les gens sont mauvais, qu'il n'y a nul espoir sur Terre, que l'humanité mérite la destruction qui l'attend. Elle sait que la science a tort, lorsqu'elle affirme que la planète Melancholia ne percutera pas la Terre – on notera ici à quel point le cinéaste se fait le chantre de la pensée obscurantiste, condamnant toute forme de rationalisme, toute confiance en la vertu scientifique comme courant de l'élévation moderne, pour entériner la validité, envers et contre tout, des bonnes vieilles intuitions à l'ancienne, proclamées par les gourous et les prophètes. C'est le surmoi narcissique de Larsou : JE sais, petits spectateurs médiocres qui m'écoutez, et JE vous fais ma petite leçon de nihilisme satisfait.
Qu'est-ce qu'une maladie ? Si l'on considère la maladie comme un état qui fait souffrir, alors le film montre bien la mélancolie de l'héroïne comme telle. Si l'on considère la maladie comme un état asynchrone avec la normalité, alors "Melancholia" affirme exactement l'inverse : Justine, contrairement à tous les êtres qui l'entourent, est en phase avec l'ordre du monde. Elle est au-delà des codes hypocrites et mensongers de la société, n'est pas corrompue par elle, et elle connaît l'ordre du monde : elle sait qu'il court à sa fin, que tout n'est que vanité, elle est dans un état d'omniscience et d'extra-lucidité. La lucidité est-elle une caractéristique du malade ? LVT se rattache évidemment à toute une tradition artistique : c'est par exemple le rôle du fou chez Shakespeare, dont la conscience est perçue par les êtres "normaux" (en vérité aveugles) comme un délire. C'est peu dire que je trouve cette vision des choses totalement aux fraises, et c'est là où mes valeurs, disons, philosophiques, entrent violemment en opposition avec celles exposées par le film. A la sortie, une critique s'enivrait de cette idée : "Les mélancoliques sont des génies, des artistes (...) la mélancolique et l'enfant sont les deux seuls êtres du film à n'être pas encore conditionnés par le système social. Les deux seuls aussi à conserver en eux un imaginaire créateur". Bref, l'éternelle conception de l'artiste génial, extra-lucide, ultra-sensible, au-dessus des êtres qui l'entourent, imperméable aux hypocrisies du monde, mais condamné dès lors au malheur. J'avoue avoir un très sérieux problème avec cette idée-là. Parce qu'elle est porteuse d'une assez insupportable arrogance, et qu'elle reconduit pour LVT (mélancolique, alter ego évident de Justine) un insupportable complexe de supériorité. Dans les Cahiers du Cinéma d'août 2011, une psy explique, je cite, que "la mélancolie est une maladie qui fait de la lucidité aigüe de celui qui souffre la cause même de sa maladie." Elle ne parle pas d'impression ou de fausse lucidité, mais de bien de lucidité pure. Tout son texte vise à expliciter cette démonstration : le mélancolique est un être en état de "sur-conscience", qui souffre parce qu'il perçoit des choses que les non-malades ne perçoivent pas. Voici un autre extrait, dans le paragraphe intitulé "La mélancolie : savoir et vérité confondus" (le titre est parlant) : "ce savoir particulier au mélancolique qui fait partie de sa maladie et de sa génialité tout à la fois". Une telle position est intenable. Accorder au malade mélancolique cet état objectif d'omniscience (alors qu'il ne s'agit que d'un manque de désir, qui voile la perception, la biaise, et transforme la réalité des choses à ses yeux) me semble totalement à côté de la plaque. L'idée est celle-ci : un être heureux ne perçoit pas la vanité du monde et des choses, il se fourvoie, mais cela assure son bonheur (illusoire, donc). Un être mélancolique perçoit cette vanité, mais souffre d'un manque (le désir, qui lui permet de surmonter sa conscience, de donner un sens à sa vie). Où est le malade, où est l'être sain ? Un être qui ne serait pas mélancolique serait donc moins conscient, moins lucide qu'un malade ? La foi en l'humain, en le bonheur, en la valeur de la vie n'est-elle qu'une illusion à laquelle échappe le mélancolique qui, lui, a tout compris ? Bah non, je refuse.
Une scène minable, presque scandaleuse, formalise tout cela : lorsque Justine et Claire se trouvent face-à-face, un peu avant la fin, et que la première vomit sa haine de l'humanité à la seconde avec comme argument ultime, irréfutable, le fait qu'elle avait deviné le nombre de haricots dans la boite. "Il y en avait 678... Il n'existe pas de vie ailleurs que sur Terre... Et les êtres humains sont mauvais... Mais plus pour longtemps. " Cette conception personnelle et subjective est validée de façon irréfutable par un fait observable, objectif : le nombre d'haricots deviné par Justine était exact. Lien de causalité, démonstration par A+B. A cet instant, Lars Von Trier se tire une balle dans le pied. Ce qui était jusqu'à présent la transcription subjective, intérieure de l'affect mélancolique (donc d'une sensorialité trompée, déréglée, incomplète, d'une maladie en effet) devient par l'effet d'une simple réplique l'expression d'une vérité, et ça change absolument tout. Face à cela, Claire demeure interdite, vaincue, elle ne sait pas quoi répondre. Justine/LVT a parlé, elle/il est la voix de la Vérité. Dont acte. L'erreur la plus impardonnable du cinéaste, elle est là : il tranche, il n'accorde pas la même valeur à la pensée de chacune des deux sœurs, il démontre que l'une est dans le vrai et que l'autre a totalement faux.
Et Claire, donc ? Ce pourrait être un beau personnage - personnellement je la trouve dix fois plus intéressante et émouvante, sur le papier, que sa sœur. Parce qu'elle est du côté de la vie, qu'elle croit au bonheur, qu'elle a foi en le lien indéfectible, profond et humain qui se tisse entre les êtres. Autant de "qualités" qui évidemment, pour LVT, ne sont que de grotesques fourvoiements. Minable Claire, martèle-t-il à chaque instant. Minable Claire, petite organisatrice d'un mariage grotesque, asservie à des rituels insignifiants. Minable Claire, qui ne voit pas que son mari est un connard. Minable Claire, qui face à la concrétisation de la catastrophe va jusqu'à faire une proposition ridicule : "on pourrait boire un verre de blanc sur la terrasse en écoutant Beethoven". Si ce n'est pas pathétique... Heureusement Justine/LVT la remet à sa place, la ridiculisant juste comme il faut en une réplique cinglante. Bam ! Enterrée, Claire, son petit bonheur étriqué, son déni de la réalité, par la lucidité jouisseuse et carnassière de Justine/Lars. Minable Claire, qui perd toute dignité à l'approche de la fin du monde. Les dix dernières minutes, elle n'est que gesticulations paniquées, larmes folles, elle baisse les bras, elle est vaincue. Heureusement, Justine elle là, qui sait comment réagir. Elle conserve la force nécessaire pour rassurer le petit, lui construire une petite cabane, adoucir la fin. Non contente d'être la prophétesse omnisciente, elle est également la fée bienfaitrice, la mère de secours. Décidément, Justine (pardon, Lars...), t'est trop fort(e).
Mais Justine refuse d'accepter ce qui se joue dans l'esprit de Claire. Elle est inapte à l'empathie, se fiche de savoir que Claire, dans cette histoire, a quelque chose à perdre. Et cette incapacité à la porosité affective (qui est pourtant envisagé par LVT comme le summum de la lucidité) la rend cruelle, sans que jamais le cinéaste ne remette en question, ni ne condamne, cette cruauté. Personnellement, je n'ai aucune sympathie, aucune complaisance pour telle méchanceté. L'hypocrisie de LVT tient dans le déplacement de l'affect, qui vise à étendre à un niveau universel le petit bonheur égoïste de Justine, à nous faire que croire que ce dernier serait celui vers lequel devrait tendre l'humanité entière. Ainsi, lors du final dans la cabane, le bonheur n'est rien d'autre que celui de la jeune mariée (qui voit enfin se concrétiser ce à quoi elle aspire depuis le début : la fin de toutes choses). Soulignons aussi la malhonnêteté avec laquelle le cinéaste prétend, par la voix de sa Justine, délivrer une éthique de l'acceptation de la finitude – et son geste vis-à-vis de l'enfant, durant la dernière partie, est à cet égard parlant. Elle agit avec lui par le biais du mensonge : elle lui ment sur la nature de ce qui se passe, et elle lui demande de fermer les yeux. Est-ce une acceptation ? Est-ce la vérité qui est dite à l'enfant ? Certainement pas... c'est même tout l'inverse : elle lui fait croire que la cabane saura les protéger. C'est par contraste avec elle, par effet d'opposition, que l'appréciation du personnage de Claire est biaisée. Celle-ci est dans un état de panique absolue, elle souffre pour ceux qu'elle aime, elle tient à la vie : or ces affects ne sont que des vanités, l'homme n'est rien face à Melancholia, tout est superfétatoire. S'attacher aux êtres, accorder de l'importance à la vie est une énorme erreur, voilà ce que nous dit LVT. Justine, elle, est bien au-delà de ça – ces préoccupations sont bien futiles pour elle, qui plane dans les hautes sphères de l'omniscience extra-lucide.
Voilà comment Lars Von Trier s'emploie pendant tout le film à démontrer que la vie est laide, que les êtres sont mauvais, que le bonheur est une illusion, et que la seule chose à espérer, c'est la fin du monde. A partir de là, je ne vois pas comment le cataclysme annoncé peut m'apparaître terrible et désolant puisque, à l'instar de Justine, Lars Von Trier le considère comme la plus magnifique des aubaines. D'où l'absence d'émotion durant le long-métrage, d'où surtout l'indifférence, l'absence totale d'implication devant les images apocalyptiques qui ferment le film. Qu'on en finisse, que LVT fasse tout péter comme ça lui chante, et que toute cette Terre qu'il exècre soit perdue corps et biens : voilà ce que je me dis, dans un bâillement. En évoquant la fin du monde, Lars Von Trier ne me touche pas car il n'accorde par la plus petite importance, le moindre semblant de sympathie à ceux et celles dont il capte les derniers jours, et parce qu'il filme le cataclysme non comme un désastre, mais comme la concrétisation joyeuse de son souhait qu'il appelle de ses voeux, le souhait de ce petit misanthrope poseur et nihiliste, arrogant et satisfait, qu'il n'est rien d'autre.