Melancholia par ChristopheL1
Difficile d'écrire sur Melancholia ! Cette œuvre est si riche de thèmes et de références culturelles ou esthétiques ! Lars von Trier fait preuve d'une telle maîtrise narrative et visuelle ! Comment ne pas être banal ? Quels mots choisir pour ne pas affadir l'expérience bouleversante à laquelle nous convie ici le cinéaste danois ? Je pourrais reprendre à mon compte ces lignes de Stendhal visitant la basilique Santa Croce de Florence : J'étais arrivé à ce point d'émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux Arts et les sentiments passionnés. Mais ce serait me comporter en plagiaire. Mon impéritie devrait plutôt me commander d'adopter un silence respectueux. Pourtant, si, par mes médiocres commentaires, je peux persuader d'aller voir ce film quelques-uns de ceux que la réputation sulfureuse de l'auteur d'Antichrist effraie, alors je n'aurai pas complètement démérité...
Le spectateur de Melancholia est saisi -envoûté devrais-je plutôt écrire- dès l'ouverture (j'emploie à dessein ce terme du vocabulaire musical), une succession de plans filmés au ralenti dont le lyrisme est souligné par les notes sublimes du prélude de Tristan et Isolde, l'un de mes opéras préférés (je sais, ce n'est pas politiquement correct d'admirer Wagner et son goût un peu trop prononcé pour les mythes germaniques !). Lars von Trier mêle alors représentations picturales de la mélancolie -la célèbre gravure de Dürer Melencolia, par exemple- et visions oniriques de son héroïne, Justine, qui, dans sa robe de mariée, glissant sur un lit de nymphéas, évoque l'Ophélie d'Hamlet transfigurée par les fulgurances poétiques de Rimbaud.
Ce prologue sidérant de beauté s'achève sur la collision entre Melancholia et la Terre, deux astres que tout oppose et qui pourtant sont irrésistiblement attirés l'un vers l'autre, comme Justine et Claire, les deux sœurs de l'histoire. S'ensuit une réception dans l'esprit de Festen de Thomas Vinterberg, mais sans les principes artificiels -à force d'orthodoxie- du Dogme95. Lars von Trier passe alors à l'évocation d'un microcosme où chaque personnage joue un rôle, occupe une place bien déterminée dans la société, un peu comme les corps célestes sont assignés à une orbite dont ils ne peuvent dévier. Claire et son mari sont ainsi prisonniers des conventions de leur milieu bourgeois, ce qui les rend plus soucieux de préserver les apparences que de comprendre le mal de Justine. La mère, remarquablement interprétée par une Charlotte Rampling plus glaçante que jamais, adopte une attitude radicalement opposée. Néanmoins, son rejet ostensible des convenances n'est pas moins une posture qui la situe socialement. Le père, quant à lui, est un bouffon aimable, mais fuyant, incapable d'assumer ses responsabilités lorsque sa fille sollicite son soutien. Parce qu'elle porte sur le monde un regard aiguisé par l'affection dont elle souffre, Justine est la seule à échapper à la trajectoire que son entourage voudrait lui voir prendre (être heureuse). C'est cette lucidité qui la décide à tout annihiler autour d'elle. Une pulsion destructrice qui préfigure au niveau social ce qui arrivera à la fin à l'échelle cosmique.
Les rapports entre les deux sœurs vont progressivement s'inverser dans la seconde partie du film. D'abord apathique, incapable d'accomplir les gestes les plus simples de la vie quotidienne (manger, prendre un bain deviennent des actes insurmontables), Justine va finalement faire face au cataclysme avec sérénité, discernement (ce n'est pas pour rien que Lars von Trier a donné à son héroïne un prénom signifiant raisonnable en latin), tandis que Claire se retrouve impuissante. Il est vrai que Justine n'a rien à perdre, contrairement à sa sœur, qui a un enfant. Ce sera donc la mélancolique -l'excès de bile noire étant souvent associé à la créativité- qui imaginera le moyen de rendre supportable l'angoisse du petit garçon au moment du désastre.
Le final est absolument bouleversant. L'apocalypse annoncée dans le prologue se produit. Cependant, à rebours des codes traditionnels du film catastrophe, ce ne sont pas des mégalopoles et leurs populations que Lars von Trier anéantit ici, mais une cabane faite de branches et ses trois occupants. L'image de la destruction de ce dérisoire abri construit par Justine pour rassurer le fils de Claire n'en est pas moins déchirante. Au contraire ! Car en humanisant la mort (le cinéma hollywoodien s'intéresse surtout à la ruine des infrastructures), en l'individualisant, elle nous la rend plus sensible. Que mes propos ne laissent toutefois pas croire que le cinéaste retombe à cet instant dans le dépouillement du Dogme. S'il ne voue pas à la ruine des immeubles, des ponts, des autoroutes (à la différence d'Emmerich dans le très négligeable 2012), sa vision de la fin du monde est des plus spectaculaires, avec l'astre menaçant occupant peu à peu tout l'écran, le grondement assourdissant de sa course dans l'espace, son souffle mortel emportant tout...
Je conclurai en notant que Lars von Trier nous en apprends ici davantage sur la vie en nous parlant de la mort -ces deux état ne sont après tout que les deux faces d'une même médaille- que Malick et sa religiosité irritante de Tree of life (on aura compris qu'après Inception l'année dernière, j'ai trouvé ma nouvelle tête de Turc !). Peut-être n'est-ce pas aussi singulier qu'il y paraît au premier abord. En effet, la mort est commune à tous, pas la religion. D'où le caractère plus universel du message porté par cette oeuvre. Mais pour ne pas finir sur une note trop funèbre, je citerai cette réflexion de Thomas Vinterberg après avoir vu Melancholia : Comment faire un film après ça ? Une remarque que je suis tenté de faire mienne. Un dernier mot, avant de finir. On dit que Lars von Trier n'aimerait pas son film. Sans doute une coquetterie de sa part...
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