La vie d'un apprenti cinéphile est parfois ponctuée de rencontres inattendues. C'est en "cherchant" le film de Lars von Trier que je suis tombé sur son homonyme philippin de près de 8 heures, tourné en noir et blanc et réalisé par Lav Diaz. Je ne connaissais absolument pas le bonhomme et j'ai donc découvert sa filmographie gargantuesque. De nombreux films-fleuves approchant les 10 heures qui peuvent être considérés comme des thermomètres de la société philippine. Il ne m'en fallait pas plus pour me lancer dans ce marathon.
Melancholia est un riche melting pot mêlant récit, chansons et performances artistiques. Il comporte un fil rouge narratif découpé en trois actes distincts qui nous permettent de suivre le destin lié d'une none, d'un proxénète et d'une prostituée.
Les trois parties du film sont plus que de simples morceaux d'une histoire fragmentée, ce sont des variations d'une même symphonie. Trois purgatoires qui voient évoluer des âmes errantes partant à la recherche d'une cause perdue. Qu'elles soient animées par des sentiments, des dogmes ou des convictions profondes, ces âmes tourmentées déconstruisent leur identité dans l'espoir de trouver un sens dans leurs actions et d'ouvrir une nouvelle page dans leur vie. Certains d'entre elles abandonnent en cour de route, dépassées par l'extrémisme du processus dans lequel elles se sont engagées, d'autres embrassent le chemin avec hésitation, tandis qu'une poignée dessine les routes à emprunter, se conférant un statut quasi déifié.
I like dark
All the gold come from dark
All the diamond come from the dark
Human beings come from the dark
From the darkness of a woman's womb
All saints come from the darkness of the world
[...] In the dark, everyone is equal
Le film ne se limite pas pour autant à sonder la psychologie de ses personnages. L'engagement politique et/ou artistique est bel et bien au coeur du film. Lav Diaz nous partage les souffrances des activistes qui se sont battus pour leurs convictions. Il en profite également pour dresser une critique acerbe à l'encontre de l'industrie du cinéma philippin. Il dénonce leur inclinaison à privilégier le divertissement, le strass et les paillettes. Il les accuse de nourrir la morosité du peuple et sa déconnexion avec les problèmes importants du pays.
Formellement Melancholia a un style assez particulier. La durée d'un plan est habituellement un levier propice à faire émerger un regard contemplatif sur les événements ou bien utilisé pour renforcer le lien émotionnel qu'un spectateur peut entretenir avec des personnages. Un changement d'attitude est mieux souligné lorsqu'on assiste à l'avant, le pendant et l'après. Ici Lav Diaz pousse le curseur encore plus loin. Les longueurs ne sont pas appuyées uniquement pour marquer certains passages. Tout est étiré avec la même précaution. Lav Diaz pose un cadre et laisse évoluer ses personnages dans la plus grande des "banalités". Une bonne partie des plans sont d'abord déserts. Ils laissent les personnages "surgir" pour se vider à nouveau. Un procédé qui peut parfois irriter (normal sur un film de cette longueur), mais qui renforce bien souvent le sens des propos.
Dans le même esprit, la captation sonore est elle aussi très brute. Les micros sont quelques fois saturés par le vent ou le passage incessant des véhicules bruyants.
Melancholia, c'est un "petit" OVNI philippin construit avec de solides intentions artistiques. Le film déroute par sa richesse et sa forme non conventionnelle, mais reste étonnamment assez accessible. Il m'a bien donné envie de dévorer le reste de la filmographie de son réalisateur.
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Petite analyse de l'une des scènes wtf (avec spoilers) :
Le film est jalonné par deux performances artistiques qui peuvent un peu déconcerter. On assiste par exemple à une scène surréaliste durant laquelle une femme mange littéralement un livre, page après page. Elle se met du rouge à lèvres à l'aide d'un miroir posé à ses pieds puis tourne autour de celui-ci en avalant de nouvelles pages. Au bout d'un certain temps elle tente vainement de briser le miroir. Julian, assis calmement dans un coin de la pièce, se lève et le brise. Elle se tourne ensuite vers un autre personnage pour l'embrasser. Ils s'enlacent et se déshabillent sauvagement.
Au premier abord c'est du grand n'importe quoi, mais j'ai l'impression qu'il y a une logique dans ce chaos. À mes yeux, ce passage résume la première partie du film du point de vue de Renato. Elle boit les paroles de Julian (mange le livre) en adoptant de multiples identités (rouge à lèvres + tours autour du miroir) dans le but de dépasser sa douleur; mais à force de rationaliser le processus, elle craque (tente de briser le miroir) et retombe dans une pulsion suicidaire, aveuglée par l'espoir de retrouver son âme sœur perdue (flirt sauvage). Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Julian brise le miroir, il incarne le prophète qui dicte les dogmes et qui juge les actions de ses fidèles (scène avec Alberta dans le café).