Mémoires du sous-développement nous plonge dans le Cuba de 1961. Une période de flottement marquée par l'achèvement de la révolution castriste et les prémisses du gel des relations avec les USA.
Tomás Gutiérrez Alea nous livre cet instantané en se cantonnant au point de vue de Sergio, un Cubain de classe aisée qui décide de rester sur l'île alors que toute sa famille et ses proches ont décidé de partir pour d'autres contrées plus stables et occidentalisées. Ce qui est génial, c'est que cette absence totale de recul offre une habile double lecture bien venue. En partageant les pensées de ce témoin cultivé posant un regard désinvolte sur sa nation, il nous confronte également à ses "œillères". Sergio se laisse porter par la transition du régime avec un détachement très prononcé. "Ni un révolutionnaire. Ni un parasite. Rien." dira l'un des personnages à son sujet. Vivant des dernières rentes de biens expropriés par le nouveau gouvernement, il est loin de partager les difficultés de ses congénères. Nous le verrons donc souvent se promener et divaguer dans son esprit, toisant ses compatriotes en les prenant toujours de haut. Il dénonce leur stupidité qui se manifeste au travers de leur inconsistance et de leur frivolité. Il ne se reconnaît pas dans le système.
Paradoxalement, les prises de position de Sergio reflètent elles-mêmes les signes d'un certain sous-développement. L'un des passages clés du film concerne l'une de ses tentatives de séduction glissant de manière assez ambiguë à un viol. Nous assistons aux prémisses de l'acte ainsi qu'à son procès. La famille "conservatrice" crie au scandale car il aurait souillé leur fille avant le mariage. Sergio lui ne se absolument sens pas concerné par l'affaire et se contente de réaffirmer son mépris pour ces gens qui n'ont toujours pas intégré le fait que les femmes sont libres de leurs corps. Une farce judiciaire porteuse de sens à plus d'un titre. Le film gagne vraiment en intérêt avec toutes ces contradictions soulignées et/ou perpétrées par son narrateur en roue libre.
Mais sa force ne réside pas uniquement dans la finesse de son écriture. Elle s'illustre également au travers de sa réalisation maîtrisée et de sa mise en scène inventive. De multiples plans en vue subjective émaillent le film; et il est intéressant de constater que le réalisateur casse plusieurs fois le classique cadrage du champ/contrechamps en plaçant ses sujets face à la caméra, comme s'il s'agissait d'interpeller directement le spectateur en sollicitant son jugement sur ce qu'il voit.
Mémoires du sous-développement constitue donc un essai riche qui brille par sa forme et surtout par sa capacité à titiller notre esprit critique grâce à son "baromètre social subjectif" intelligemment employé.