On m'avait prévenu : "tu vas te prendre une baffe". On m'avait aussi dit "si tu n'as pas aimé Zodiac, méfie-toi."
Bon, certes j'ai été déçu par Zodiac mais je trouve que c'est un bon film. Quant à celui-ci, c'est un chef d'oeuvre. Ni plus, ni moins. Cela commence par une étonnante séquence champêtre, où des enfants sont éloignés de ce qui devient une scène de crime particulièrement glauque. L'un deux reste et décide de copier les faits et gestes d'un inspecteur. Montage alterné, effet miroir, regards caméra déroutants. Rapidement on enchaîne sur des interrogatoires menés par l'inspecteur pour cette enquête, le montage s'emballe, le film fuse déjà, efficace et intelligent, drôle même.
Puis vient une première baffe : une autre scène de crime, non loin de la première, un plan séquence chorégraphié d'une complexité ahurissante, et le ton est donné : virtuosité, mais pas pas hystérie. Le film sera classe, mesuré, sans un pec' de gras. Rien à retirer, tout à garder. Le scénario est proprement diabolique : l'enquête progresse, nébuleuse, les suspects défilent, subissent la méthode choc de flics de province par très réglo, pendant qu'un expert dépêché depuis la capitale observe et fait libérer l'un après l'autre les innocents. La dialectique bon cop / bad cop, flic pas doué / flic génial, ça pourrait être du réchauffé, mais le film est au dessus de cette dichotomie. Ils'en sort par l'humour absurde de certaines situations (la chaman, le sauna, etc.) et par un propos bien plus ambigu dans la dernière partie, sur la torture et sur l'éthique des personnages.
Car cette enquête, qui ne dure dans le film que quelques mois, implique de profonds bouleversements dans les vies respectives de ses protagonistes. Un inspecteur aux méthodes franchement douteuses, que l'on devine malade mais dont le mal ne sera jamais élucidé, son associé qui perdra une jambe dans des circonstances étranges, en guise de rédemption; et puis ce flic de Séoul, fin observateur, esprit affûté et toujours juste, mais qui se montrera tout aussi impuissant à prouver la culpabilité du dernier suspect, que l'on devine le bon. Son basculement dans la violence et le désespoir est net et sans remède, il disparaît d'ailleurs du film après cela, puisque l'épilogue ne concerne que l'inspecteur bourru initial, près de vingt ans après, qui renoue avec la première séquence du film et conclut celui-ci sur un nouveau regard caméra décidément troublant.
Entre temps, nous aurons eu droit à quelques moments stupéfiants d'intensité ou de génie dans la mise en scène. Un remarquable travail du plan long, voire du plan séquence, lors de scènes clés. Les interrogatoires musclés qui installent les motifs des aveux forcés, des récits suggérés et à moitié fantasmé, mais aussi de la chaussure que l'on recouvre d'une charlotte "pour ne pas l'abîmer", instrument qui deviendra ironiquement dérisoire une fois la jambe amputée. Une séquence de beuverie aussi, où la profondeur de champ conjuguée au plan séquence créent un moment de drôlerie proprement sidérant : les flics aux méthodes antagonistes se chamaillent, pendant que l'associé ivre batifole avec une hôtesse derrière le canapé. Au milieu, le commissaire ivre mort, qui se réveillera en sursaut pour vomir avant de reprendre ses esprits et de dégoter une idée qui à défaut d'aboutir à une arrestation aura eu l'avantage d'être astucieuse.
Et puis, il faut citer ces moments insoutenables, le premier meurtre filmé notamment, où une tête brièvement aperçu entre les herbes folles synthétise en un instant toute l'horreur de la menace qui plane sur une jeune femme au parapluie. L'utilisation d'une ritournelle, la chanson "Lettre triste", que le tueur fait passer à la radio les soirs de pluie et de meurtre, et qui rappelle un peu le thème de Peer Gynt tel qu'utilisé dans M le maudit, autre grand film "noir" développant une réflexion sur la morale de la violence et de la justice. La mort de Baek, ce personnage étrange, lunatique et arriéré, qui s'endort un peu n'importe où, surgit d'un placard en plein repas, avoue un crime qu'il n'a pas commis, mais dont les étranges souvenirs, souvenirs d'un meurtre, donnent son nom à ce film incroyable. Baek donc, qui devient subitement la clé de voûte du récit et la chance ultime de coincer le tueur, mais dont la fin semble inéluctable. Furie dans le restaurant, le personnage en blesse un autre et s'enfuit. Première menace : la vengeance. Rattrapé par les inspecteurs, bienveillants, il se réfugie sur un poteau électrique. Deuxième menace. Puis le petit groupe se fait rejoindre et une bagarre éclate. Nouvelle menace, nouvelle fuite. Son dernier refuge, un chemin de fer, sera fatal. Sa mort, abrupte. Ce décalage entre une fin annoncée et le couperet final crée un suspense tragi-comique si efficace que j'en ai eu une crampe (très douloureuse) au mollet. Je crois que jamais un film ne m'avait fait pareille chose.
Bref, tout espoir semble perdu, mais la science survient et apporte un espoir, qui s’avérera illusoire. Il faut dire ici que Bong Joon-Ho fait pour ce film un choix déterminant : celui de placer son récit dans le passé, à savoir les années 1980. Ce qui semblait au départ un artifice pour créer une enquête étalée sur des années, ou pour se ménager (comme c'est le cas), un épilogue dans le présent du moment où le film fut fait( 2003), se révèle en fait un parti-pris esthétique et politique. Ancrer ce récit dans la Corée du Sud agricole et industrielle des années 80, c'est montrer l'air de rien le vent de rébellion qui soufflait alors, et utiliser ce fait historique pour justifier dans le scénario tant l'écart entre les méthodes utilisées par la police de la capitale et celles de la police de province, que la misère des villageois, le manque de renforts pour l'enquête lors des émeutes - manque qui causera une mort indirectement, ou encore le retard technologique et scientifique qui ralentit l'enquête et empêche l'identification du criminel. De même, les étranges séquences de simulations d'alerte sont insérées grâce à cet ancrage dans le passé. L'air de rien, la reconstitution est appliquée et discrète : costumes, décors, ambiance : sans pour autant connaître ce temps auquel on se réfère, on y croit, et l'artifice sert profondément le récit.
Ne restent plus pour enfoncer le clou (rouillé) de la démonstration que l'intelligence de la réflexion morale qui se dessine et ce leitmotiv du récit dans le récit et de la reconstitution. On est dans un vrai film d'enquête, et à mesure que celle ci avance, les méthodes se font plus rigoureuses, et les récits plus solides et crédibles. Celui de Baek était un souvenir mâtiné d'aveux extorqués. Le suivant ne sera que rêves et fantasmes construits autour d'une rumeur. Rumeur qui sera dûment explorée par la suite, de témoignages en témoignages, pour aboutir au récit, cru et violent, d'une rescapée. Ce récit crucial remettra les autres en cause et en valeur, et les qualités d'observation des inspecteurs (tant l'un que l'autre, finalement) permettront de déceler les détails qui importent. En revanche, lors de l'interrogatoire du suspect final, celui que tout accable mais que rien ne condamne, son silence forcené, la violence qu'on se refuse à son égard, feront écho au récit des enquêteurs qui auront reconstitué le bon puzzle mais de manière intangible. Après le temps de récits, le temps de l'action, et les derniers instants avant l'épilogue, torturés et intenses, ne seront que plus frustrants, véritables seuils de tolérance pour l'inspecteur intègre, qui finira par craquer alors que l'autre aura franchi la pente de la sagesse pour de bon. Le tunnel, noir et vide comme la mort, dans lequel s'éloigne le supposé tueur, est un symbole fort de l'absurdité de l'enquête et de l'impuissance des hommes à atteindre la vérité. Cette première fin, notoirement pessimiste du récit, ne sera qu'ironiquement contrebalancée par l'épilogue et sa figure de recommencement perpétuel. Une boucle est fermée, thématiquement et esthétiquement. Le coupable court encore, mais tout le monde sait qui il est sans pouvoir pour autant le prouver.
Magistral.