Menace II Society (The Hughes Brothers, U.S.A, 1993, 1h37)

Dans l’existence d’un genre, il y a sa naissance, son évolution, son apogée, et sa disparition. Tous les genres au cinéma évoluent à peut près de la même manière. Ils connaissent un âge d’or, avant de s’éteindre, pour ne plus apparaître que sporadiquement. Mais un genre n’en est pas vraiment un tant qu’il ne compte pas son chef d’œuvre. Celui qui utilise à merveille tous les codes et conventions, pour proposer une œuvre transcendante.


Pour ce qui est du cas des ‘’Hood Films’’ son mètre étalon débarque dans les salles en 1993. Premier long métrage des Frères Hugues, qui est à ce jour leur œuvre la plus aboutie, ‘’Menace II Society’’ est un pamphlet sociétal radical et révolté, faisant fi de toutes concessions. Une intense spirale de la violence entrainant un jeune homme dans une inéluctable descente aux enfers.


Caine (Tyrin Turner), fils de gangster élevé par ses grands-parents, est un ados d’une grande intelligence, qui lui permet d’ailleurs de prétendre à s’inscrire dans une Université en Géorgie. Un choix qui lui permettrait de quitter South Central et sa violence quotidienne. Construit comme un parfait parcours initiatique, le récit mène Caine à prendre des décisions importantes pour son avenir. Mais un peu paumé dans tout ça, il s’évertue à faire les plus mauvais choix. S’enfonçant lentement, mais surement vers les abysses de la délinquance.


Se complaisant au sein de ses mauvaises fréquentations, en particulier le totalement azimuté O-Dog (Larenz Tate), son meilleur ami, il se prend à rêver comme l’un de ses grands gangsters des années 1970. Qui à l’image de son père étaient respectés par leurs excès de violence. Malgré l’éducation rigide, mais juste, reçu par ses grands-parents, rien n’empêche Caine d’être inexorablement attiré vers le côté obscur de Watts.


Car oui, le décor du film prend place ce quartier de South Central qui en 1965 fût le théâtre de violentes émeute. Une zone sinistrée, qui près de trente ans plus tard demeure au cœur des évènements de 1992. Watts est une zone particulièrement violente, laissée à la merci des guerres de gang, opposant les ‘’Crips’’ et les ‘’Blood’’. Pour l’anecdote, lors du tournage, les lieux même de l’action furent sujets à une fusillade. Reportant de quelques jours la production.


Les ‘’Hood Film’’ sont des œuvres qui reflètent la réalité dramatique des banlieues américaines. Mais elles sont souvent rlles-mêmes rattrapés par cette réalité. Le cachet d’authenticité, nécessaire à la réussite de ces réalisations, offre une dimension qui dépasse la nature même de ‘’fiction’’. Elles sont au cœur de ce qui se passe dans les quartiers ‘’chauds’’, où la décadence sociale est prise en étau entre les fusillades régulières et les violences policières.


L’œuvre des Frères Hugues convoque avec brio, et pertinence, toutes les conventions mises à sa disposition par le genre, pour les magnifier. Touchée par une forme de grâce, elle se révèle d’une beauté incroyable, avec laquelle ne rivalise que son pessimisme latent. ‘’Menace II Society’’ traduit un mal insondable, par le biais d’un visuel qui n’épargne rien de la violence graphique, mais aussi par de riches thématiques.


Ainsi, d’entrée de jeu, une empathie immédiate est créée entre Caine et les spectateurices. Il est charmant, sympathique, drôle, poli, un peu perdu, mais il semble avoir la tête sur les épaules. De plus dès la séquence d’introduction il est tout de suite mis en opposition avec O-Dog qui est tout l’inverse. Soit un ados en roue libre, qui aime jouer du flingue et alimenter sa propre légende.


L’audience est prise à partie dès les premières minutes. Et à mesure que Caine se fourvoie dans l’exploration d’un comportement plus que borderline, c’est le public qui est pris à témoin. Ses actes deviennent impossibles à justifier et à tolérer. Mais comme le lien créé plus tôt est solide, nous sommes placés dans une position des plus inconfortables, qui pousse à le dédouaner de son comportement, pour espérer le meilleur à venir. Avec une intense maitrise de leur récit, les Frères Hugues parviennent ainsi à maintenir une forme d’humanité à leur personnage.


Ce n’est pas pour autant que les actes auxquelles s’adonnent les protagonistes sont justifiés, ou pire, légitimés. Car jamais le film ne sombre dans la complaisance, et une représentation idéalisée, voir iconisée, de la violence qu’ils mettent en scène. Ce qui apparaît à l’écran n’est que l’interprétation d’une réalité contemporaine des plus rude, qui à l’époque est concrète. Les lieux qui servent de décors sont d’ailleurs au moment du tournage encore sujets à une extrême violence.


En jouant sans cesses, et sans ménagement, entre une reconstitution de la réalité et un sens aiguë de la fiction, le parcours de Caine (accompagné par sa voix off) indique que ce à quoi nous assistons, l’est par la perception du personnage. Dès lors ‘’Menace II Society’’ apparaît des plus perturbant. Et déstabilise l’habituelle expérience de spectateurice. La vraie vie ce n’est pas Disneyland, et à South Central prendre des décisions, pour un jeune qui débute dans la vie, c’est une épreuve à elle seule.


Être attiré par l’argent facile, le clinquant, une vie faite de risque, que permet l’adhésion à un gang, ça entre forcément en ligne de compte. Surtout lorsque l’alternative consiste à travailler dur, subir un racisme primaire, être sans cesse suspecté d’avoir commis un larcin, à cause d’une couleur de peau. Se faire une place dans la société, en luttant sans cesse contre des institutions archaïques, ça peut décourager. Surtout quand la rue tend les bras.


Il est à noter que dans ‘’Menace II Society’’ l’institution est représentée par une police violente, martiale, et déshumanisée. Un parti pris de mise en scène assez audacieux et radical, cache durant une grande partie du métrage le visage des représentants des forces de l’ordre. Le premier policier présenté, lors d’un interrogatoire, est un Afro (Bill Duke) crédité au générique comme ‘’Inspector’’. Il n’a pas de nom. Il n’a pas d’identité. Il est une fonction.


L’institution est une grosse machine, gargantuesque, qui broie tous ceux qui n’entrent pas dans les cadres. Ou ceux qui refusent de se plier à une rigidité martiale, exprimée par une violence excessive. Une représentation qui appuie la nature pamphlétaire de l’œuvre, qui au-delà de l’aventure de Caine, se veut avant tout d’une portée universelle. En présentant un univers ultra-codifié, qui n’est pas étranger au public.


La facilité de chopper un flingue, aller braquer des magasins à l’arrache, tuer si cela est nécessaire, ou juste assouvir une pulsion, voilà une forme de la réalité. Maintenant, entre également en compte le facteur de la vengeance. Elle est ici l’un des éléments moteurs de la précipitation de Caine. À South Central, l’un des grands paradoxes est que la communauté Afro n’attend pas les bavures policières pour se tuer entre eux.


Plutôt que de s’allier pour faire front commun, la communauté se divise entre gang rivaux, et ceux qui n’ont pas d’appartenance. Les premières victimes de ces violences sont ainsi les Afro-américains eux-mêmes. Une problématique déplorée pas le film, qui interroge sur le fait d’une violence engendrée par la vengeance, qui entraine à son tour une violence décuplée, dont la réponse est la violence. Un cercle vicieux interminable et sans issues.


Pour les habitants de ces quartiers, pour lesquels aucune échappatoire ne semble possible, livrés à une triste fatalité, lorsque la roue du destin est enclenchée, la fascination morbide pour ce déploiement de violence décomplexée, telle que c’est le cas pour Caine, peut entraîner quiconque dans les tréfonds les plus obscurs de l’âme humaine.


Le modèle parental de Caine devient alors un véritable poison, car ce dont il se remémore de son père (Samuel L. Jackson), c’est du respect que ce dernier avait gagné en se montrant particulièrement bourrin envers sa communauté. Caine est fasciné par ça, il veut se faire respecter, il veut être craint, au point de se mettre à dos progressivement toutes les personnes ‘’saines’’ de son entourage. C’est ainsi une aventure initiatique solitaire d’un jeune homme livré à une charnière entre son passé, et l’avenir qui s’ouvre à lui.


Comme un parfait anti-‘’Boyz n’ the Hood’’, ‘’Menace II Society’’ se montre bien plus agressif et rempli d’une désillusion vis à vis d’une quelconque opportunité d’avenir pour les classes sociales des banlieues laissées en proie à la friche sociale. Pour exemple, O-Dog, avec sa gâchette facile essaye de se créer son propre mythe. Il n’hésite pas à tuer, au mépris totale de la vie, qui ne représente pour lui aucune valeur, puisque la sienne n’en a pas.


La scène d’introduction est en ce sens équivoque. D’autant plus pour les répercutions qu’elle a sur tout le reste du métrage. Au tout début, O-Dog assassine le gérant d’un magasin, un asiatique, qui a osé faire une réflexion sur sa mère :


Gérant : ‘’I feel sorry for your mother…’’


O-Dog : ‘’What'd you say about my mama?‘’


Un prétexte tout à fait anodin qui donne à O-Dog la légitimité de lui coller plusieurs bastos dans le buffet. Il prend alors la femme du gérant en otage et lui demande de lui donner la cassette vidéo de la caméra de sécurité, avant de la dégommer à son tour. Toute la scène se déroule sous les yeux effarés de Caine, qui rappelle qu’ils n’étaient là que pour acheter de la bière…


Cette séquence est d’une importance capitale, car en plus de présenter en quelques secondes le personnage O-Dog, montre de quoi il est capable, et justifie tout son comportement pour le reste du récit. Mais surtout, il passe son temps à montrer la vidéo de son meurtre, à tous ceux qui le demande. O-Dog, flingue en main et bière en bouche, se tape des barres avec ses potes en regardant le film de ses exploits.


Il trouve dans son action toute la nature exaltante de son existence. C’est le seul moyen qu’il a trouvé pour se trouver important, et pour convaincre ceux qui l’entourent, dans ce vaste quotidien emplit de vacuité, qu’il est important. Son geste est aussi vide que tout le reste, et plonge dans la psyché d’un personnage qui n’est pas comme les hors-la-loi du Far West, tel que la légende créée autour de Jesse James.


Ou encore comme ces gangsters des vieux films Noirs qu’ils passent leurs temps à regarder. Ils se rêvent en Scarface, en Lucky Luciano, en Al Capone, en Michael Corleone, ou encore en Tony Montana. Ils n’ont rien et ils veulent tout. Et pour se faire, ce n’est pas l’éducation et une petite vie bien rangé qui va les contenter. Ils veulent du frisson, de l’action, mener des aventures. Toutes vides de sens soient-elles.


Par le reflet de la violence renvoyée par cette cassette vidéo, qu’il montre avec une naïveté incroyable, il ne prend aucune précaution. En en faisant profiter à n’importe qui, il impose sa réputation. Il définit son image. Il est le type qui peut buter un gérant de magasin, juste parce que le mec lui a mal parlé. O-Dog est obnubilé par son nombril, et par l’image qu’il s’est constitué en grandissant à proximité des gangs. Il est encore mineur, pourtant sa vie semble toute tracée. Contrairement à Caine, qui tout juste majeur est préoccupé par ce qu’il aspire à devenir.


Le métrage des Frères Hugues est ainsi le résultat d’une expérience, menée par un tout jeune adulte, pour qui il reste un maigre espoir de rédemption. Et une possibilité des plus fragiles à pouvoir s’extirper de la misère qui lui est promise. Cette facette est incarnée par la présence dans son entourage de Ronnie (Jada Pinkett), la femme d’un gros dur emprisonné, qui élève seule son fils. Un personnage fort, fatiguée de cette vie de quartier, elle aspire à mieux et tient les rênes de son destin.


Elle est le phare au milieu de l’existence de plus en plus obscure et abjecte que choisi Caine. Alors qu’une relation platonique nait entre eux, un espoir renait. Demeurer dans ce marasme n’apparaît plus dès lors comme une fatalité. Il n’y a aucun attachement impossible à défaire, avec cet endroit où tous les destins sont faussement scellés les uns aux autres. Il est possible de partir, de dire non aux gangs, de refuser la violence, et vivre une vie plus ‘’commune’’.


Bien que tout ceci soit théorique et quelque peu utopiste, car être Afro-Américain c’est porter fièrement un héritage, auquel la violence forme une part de l’ADN. Il est difficile pour un jeune issu de cette communauté défavorisée, qui a subi durant des siècles, et qui subit encore, de faire confiance à l’institution, et essayer de s’en sortir par elle. C’est pourtant à ce constat qu’en arrive ‘’Menace II Society’’ : Il n’est pas de fatalité, et si la société ne peut pas apporter le bien être, alors il faut le lui arracher.


Pamphlet en véritable coup de poing, d’une beauté visuelle confondante, ce film dresse le portrait beaucoup trop réaliste et assourdissant d’un espace en perdition, isolé au beau milieu d’une Amérique qui se targue de défendre Justice et Liberté. Portant bien haut un American Way en étendard, inaccessible à une population réduite aux bas fond des grandes cités.


Agressif et violent, c’est un cri de rage envers un establishment qui méprise et marginalise, à l’encontre total des valeurs qu’il prétend défendre. Près de 30 ans après l’obtention des Droits Civiques, la communauté Afro-Américaine demeure sinistrée. Victime d’un racisme culturel et d’une violence institutionnelle comme physique, comme en témoigne les bavures policières, symbolisées par l’affaire Rodney King en 1992.


Chef d’œuvre incontestable et d’importance, ‘’Menace Ii Society’’ marque l’apogée du ‘’Hood Film’’. Après lui, plus aucune production ne parviendra à se faire aussi pertinente. Le problème ayant débordé sur la place publique, les émeutes de 1992 ayant fait sauter l’indifférence des pouvoirs publics, et la contre-culture Afro rencontrant un véritable succès commercial. Avec l’avènement du rap et la reconnaissance d’artistes, tel que Tupac Shakur, qui deviendront avec le temps légendaires.


Pour l’anecdote ce dernier devait jouer dans le film, mais un différend l’opposant aux Frères Hugues, se solda par une grosse bagarre avec Allen Hugues. Au point qu’il fût condamné à 15 jours de prisons. Les réputations du milieu ’’gangsta’’ n’étaient pas usurpés. Témoignant à leurs façons l’omniprésence de la violente au cœur de la société. Des œuvres de la nature de ‘’Menace II Society’’ témoignent d’une expression barbare d’un mal être porté en art de vivre.


Le gangsta rap, les ‘’Hood Films’’ sont autant d’exemples d’une contre-culture devenant peu à peu une norme. Donnant l’espoir à toute une génération de pouvoir s’émanciper sans succomber aux sirènes des gangs et de leur violence inadaptée. Il est possible de se construire, pour devenir l’être que l’on souhaite, au-delà de sa condition sociale.


Des combats difficiles, et peu gagnés d’avance, que ‘’Menace II Society’’ illustre parfaitement, par le biais d’un American Dream vicié et hypocrite, parabole d’une institution déshumanisée violente et injuste. Poussant chaque individu face à un mur qui semble insurmontable. À l’instar de la dramatique spirale à laquelle est confrontée Caine. Mais en haut de cette barrière demeure une lumière, celle d’un combat qui n’est pas non plus perdu d’avance. Car il y a toujours la possibilité d’apercevoir au bout du tunnel, cette lumière dans laquelle réside tous les espérances.


-Stork._

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le 4 avr. 2020

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