Rétine et pupille
Dans Mes petites amoureuses Jean Eustache nous raconte une partie de son enfance, comment il a dû abandonner l'école, sa découverte du monde professionnel et surtout son rapport aux filles. Ce qui...
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le 27 mars 2023
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En 1974, Eustache livre encore une fois un film très personnel car inspiré de son enfance à Narbonne et à Pessac.
Son long-métrage précis touche par son réalisme absolu. Comme Bresson avec Au hasard Balthazar ou Yamanaka avec Pauvres humains et ballons de papier, Jean Eustache filme purement la vie.
Son protagoniste Daniel est attachant, jamais le réalisateur de La maman et la putain ne le plonge dans la niaiserie enfantine, il est rare qu'un gamin ne m'agace cinématographiquement pas pourtant ici il me plaît beaucoup. Daniel est éveillé, ambitieux et avide de culture. Parce qu'il est intelligent, il frôle souvent l'insolence et on adore. Il est silencieux, préférant analyser ses interlocuteurs plutôt que de palabrer futilement avec eux, -cela donne naissance à une scène m'ayant invité à sourire quand un type vieux-jeu et méchamment bête qui aimerait projeter son manque de savoir sur le petit trop hautain à son goût, lui demande de citer l'alphabet ne l'en croyant pas capable et que Daniel rit de cette demande "mais qu'est-ce qu'il me raconte celui-là?".
Nous lisons dans ce personnage qui erre dans les salles de cinéma, la passion du septième art d'Eustache -ne manquant pas dans les premiers moments de son dernier long-métrage, de nous présenter les affiches de cinéma Angèle de Marcel Pagnol 1934 et Les tuniques écarlates de Cecil B. DeMille 1940, sans oublier Pandora d'Albert Lewin 1951, que Daniel ira voir.
Daniel est interprété par Martin Loeb ayant eu le rôle grâce à sa sœur Caroline Loeb, (elle le raconte dans un e-mail destiné à un certain David Genzel) :
J'apparais [dans la maman et la putain] à la terrasse des Deux Magots en train d'y lire le Herald Tribune, que je tenais à l'envers pour cause de trac... A l'époque, c'est ma cousine Isabelle Weingarten qui jouait le personnage de Gilberte qui m'avait mise sur le coup de cette figuration. Par la suite, je suis devenue très amie de Jean Eustache, et on a longtemps fait la fermeture de La Closerie, de La Coupole ou même du Rosebud. Avec Jean-Noël Picq, Jean-Jacques Schuhl et le « beau Georges »... On parlait, on riait, ils me fascinaient, je les écoutais...Comment je me suis retrouvée, toute jeune fille, à suivre ces tchatcheurs brillants cultivant le goût du paradoxe et des bons mots reste un mystère pour moi. Quoiqu'il en soit, c'est grâce à cette « amitié » que Martin, mon petit frère, s'est retrouvé à jouer le rôle principal dans Mes petites amoureuses.
Nous remercions donc Caroline pour son cadeau. Martin exerce une interprétation d'une justesse continue et alimente son personnage au moyen d'un charisme affirmé, il répond aux capacités que son rôle exigeait.
Martin Loeb bénéficie d'une audace remarquable qu'il n'a pas réservé au long-métrage d'Eustache, il jouera en 1977 aux cotés d'Eva Lonesco dans le scandaleux La maladolescenza de Pier Giuseppe Murgia, film immensément controversé abordant comme celui-ci, l'exploration de la sexualité.
A travers le petit Daniel nous assistons à la découverte de sa sexualité, ses premières pulsions, envies, baisers... La brillante caméra d'Eustache reste néanmoins dans une certaine pudeur, appréciable dans la mesure où elle est dans une cohérence harmonieuse avec l'histoire et ne peut ainsi être vulgaire, de la même sorte que nous ne nous offusquons pas de voir fumer Daniel d'une manière habituelle et adulte, n'étant que le prolongement de son passage à l'adolescence. Eustache est dans le réel et enterre le moindre "m'as-tu-vu".
Alors oui les filles se laissent assez facilement embrasser et aborder, ce qui pourrait peut-être railler la crédibilité de l'oeuvre, seulement n'oublions pas que Mes petites amoureuses présente la génération X pré-hippie. Martin Loeb et ses partenaires irradient les scènes, leurs caractères s'animent de lumières que nous voudrions retenir en miroir à celles du ciel qu'Eustache nous dévoile.
Mais le cinéaste ne présente pas uniquement que les émois sexuels de Daniel, il s'attarde notamment sur la question de l'éducation des classes moyennes/pauvres. La mère du protagoniste après l'avoir confié à sa grand-mère vient le rechercher afin de le faire travailler en tant que mécanicien et ainsi gagner quelques gains supplémentaires, le privant de ce fait d'étudier au collège où il devait faire son entrée. Eustache reste dans l'annonciation et ne côtoie pas directement la dénonciation mais la mère pour justifier convenablement ses intentions explique à Daniel son impossibilité de poursuivre ses études quant aux manques de moyens. Il lui répond que l'école est gratuite tandis qu'elle rétorque en utilisant l'illustration des dépenses qu’occasionnent les livres et les vêtements qu'obligent le système scolaire et le système social. Eustache propose dans ce discours la réflexion de l'accessibilité à l'éducation, est-elle équitable ?
Il peint un tableau d'une intelligence argentée avec Mes petites amoureuses où il rappelle les choix qui nous sont imposés et leurs conséquences sur notre vie, en chuchotant l'injustice des classes sur la qualité de vie certes mais surtout sur les possibilités d'un avenir choisi.
Eustache évoque le hasard d'une naissance prédestinant à un destin établi par le milieu de son évolution et laisse sous-entendre l'ambition qui s'offusque en demandant "puis-je tout de même essayer d'accomplir mes idées?".
Eustache avec sa filmographie répond positivement à l'ambition du gamin qu'il était et cela ne fait que bercer la puissance de son oeuvre.
Comment? Le titre de ma critique serait injustifié ? Et ça alors? :
www.cinema-francais.fr/images/affiches/affiches_e/affiches_eustache_jean/photos/amoureuses01.jpg
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Créée
le 7 avr. 2016
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