C'est un film tranchant, c'est un film net, un film précis, un film dur ; où l'on regarde des êtres en construction marcher dans Paris, s'écouter, ne pas s'écouter, ne pas se comprendre, chercher leur place dans le monde. On pourrait trouver le film coquet et apprêté, avec son noir et blanc lisse, ses confidences silencieuses au creux des chambres parisiennes, ses citations romantiques au lyrisme lancinant ; mais c'est très cruel ce que Civeyrac va chercher : on y voit Paris qui dissout les âmes et les corps, des jeunes douter d'eux-même, de leur légitimité à vivre, exister. Le film pose cette question horrible : a t-on le droit de vivre ? Et l'obstination de Civeyrac à foncer dans la vérité des choses empêche d'y dessiner les contours d'une réponse positive. On ne sait jamais si ce sont ces jeunes qui s'empêchent d'accomplir leurs désirs, ou si c'est le monde, vaste et complexe, qui les entoure, qui les noie sous le poids du défaitisme. Mais le monde, ici, n'est pas une série de déterminismes sociaux ou psychologiques (ou alors de façon très fine, comme ce rapport à "la province" qu'entretiennent les personnages : il viennent tous de là, attendent d'être séduits par Paris, par ce centre excitant et effrayant qui les absorbe) ; le monde c'est, comme le dit le personnage de Mathias, le reflet de l'eau, le soleil, la pluie, le vent, la Seine qu'on voit scintiller au crépuscule et qui regarde ces personnages apparaître et disparaître dans la nuit, accueillir leurs confidences pour mieux les oublier. Paris n'a pas de mémoire, semble dire le cinéaste. Elle dissout les âmes, les corps, l'existence et les ambitions de chacun. Paris normalise, éteint le feu et l'extase. Le fleuve pourrait se suffire, et pourtant la ville vient s'installer, et des gens de s'installer dans la ville pour regarder le fleuve. Le film fait entendre le cri sourd de ce lien peut-être en passe d'être rompu entre le monde et les artistes, c'est en cela qu'il va très loin. "Un film devrait rendre compte d'un monde qui serait habitable" dit un moment Mathias. Mais personne ne sait où Mathias habite. Il apparaît, disparaît, puis finira par disparaître totalement, incapable de trouver sa place dans la lente érosion du monde. Quand le monde aura basculé définitivement dans l'horreur, quand tout sera détruit, saccagé, quand tout aura disparu, quel habitat restera t-il ? et qu'aurons nous à filmer ? C'est la question que pose "la fille du feu" qui choisit de s'engager politiquement plutôt qu'artistiquement, en opposant franchement les deux, sans que le film ne la ridiculise. Ces questions d'ordre écologiques, bien d'aujourd'hui, le film n'y coupe pas, et ne se place d'ailleurs par forcément là où on l'entend. Malgré Mahler, malgré Bach, l'Art y est renvoyé à sa fragilité. Le rapport sensible au monde est ici une forme de boucle qui révèle toute la vanité de l'existence : nous regardons, nous aspirants cinéastes, des choses qui ne nous regardent pas, qui ne nous comprennent pas, et qui disparaîtront bien avant et après nous. Civeyrac a écouté ces jeunes, on le sent, et il retranscrit ici leur paresse, leurs rêves, leurs défaites, sans couper à ce que leurs confidences ont pu l'éclairer aussi, lui. Civeyrac semble être partout dans le film, on le voit aussi lui, bien davantage que dans ce vieux prof de Paris 8, et ça c'est splendide. C'est comme si lui même s'était dissout dans le film, présence bienveillante, ouverte, à l'écoute, ne transigeant pas sur l'égoïsme et l'antipathie apparente de ses figures, mais révélant toute leur beauté, les suivant bien au delà de la vie. Le film trouve quelque chose de très profond, par delà ses élans littéraires et romanesques, sur notre jeunesse angoissée (je parle parce que je la connais bien...) Mais ce n'est jamais de la littérature : c'est l'image qui gagne à la fin, qui révèle le mystère et l’ambiguïté du récit : on y voit une fenêtre, derrière la ville mystérieuse. Etienne la filmera t-il ou s'y jettera t-il, dans un élan suicidaire éperdu ? La beauté du monde suffit t-elle à nous laisser en vie ? C'est d'une tristesse et d'une beauté infinie.