Lors de la session 2018 du Festival de Cannes, le 14 mai, il fallait faire un choix : alors que tout le monde se ruait sur l’avant-première du Grand Bain qui ferait cinq mois plus tard chavirer tous les cœurs de France, la section Un certain regard proposait un film Argentin sur des décapitations monstrueuses dans la Cordillère des Andes. Aucune hésitation, donc, bien évidemment, et de frissonner de joie face à cette diversité culturelle.
Le film d’Alejandro Fadel est à la hauteur de la déconcertation qu’il cherche à provoquer, et dans un premier temps pour le meilleur. Dans une atmosphère qui fait la part belle à des paysages démesurés, peuplé de trognes impayables, ce début d’enquête est volontairement troué dans sa rythmique, alternant entre une neurasthénie générale contaminée par des flics sous antidépresseurs et de brutales saillies de violence, à l’image de cette séquence d’ouverture offrant une décapitation progressive du plus vif effet. La progression du récit s’embourbe dans des lieux trop vastes, des nuits trop noires occasionnant de belles séquences où les fumigènes, les motos et la pluie viennent éclairer d’une épaisseur obscure les recoins les plus inaccessibles de la psyché humaine. Ce monstre qu’on cherche, et qui se tapisse notamment dans le langage, contamine aussi bien la crête des montagnes que les âmes.
Cet aspect un peu perché, exploration de personnages auxquels il est difficile de s’attacher, renvoie à l’autre film de monstres, toujours dans la section Un certain regard, Border. Même âpreté, même rugosité dans le rapport aux éléments, pour un trip qui voudrait volontiers faire voler en éclats les frontières traditionnelles.
L’humour face à tant d’écarts pourrait être une arme, mais il ne convainc pas pour autant. Car à mesure que le récit s’enlise, les pistes proposées lassent : le spectateur finit par comprendre que leur multiplicité (la géographie, la nature, l’aspect social, la psychologie, le sexe, les complots cryptiques…) est une fin en soi, sans qu’on puisse voir émerger un propos. Le grotesque total du final achève la démonstration et laisse assez pantois, mais pas forcément pour les bonnes raisons. La question qu’il pose est pourtant méritante : rendre visible ce qui a toujours été occulté est-il judicieux ? On connait tous cette frustration qui suit immédiatement la récompense du souhait de voir, et la manière dont les meilleurs films de créatures (pensons à Jaws, Alien, Blair Witch, Predator, mais aussi Rencontre du 3ème type ou E.T.) sont toujours plus intenses dans la partie où ils occultent l’objet du désir.
Ici, le monstre se donne donc à voir, brisant volontairement toutes les possibilités de fascination. Sorte de réponse au plan frontal de la décapitation initiale, c’est une masse en pleine lumière, passive, seule, qui étale sa masse en latex devenue dénuée de toute présence. Cela suffirait à frustrer, mais Fadel en rajoute une couche en dotant la créature d’une bouche vaginale et d’une queue en forme de phallus démesuré, achevant la bouffonnade et donnant à explorer des thématiques qui n’étaient même pas véritablement centrales.
On rit moins qu’on est embarrassés devant cette conclusion qui, si elle tente de les fusionner, n’a pourtant ni queue, ni tête.
(5.5/10)