On connait, depuis Se7en et Fight Club, l’attrait de Fincher pour des génériques percutants, sans doute hérités de sa longue expérience dans le vidéoclip. Celui qui ouvre Millenium combine plusieurs tendances : une esthétique numérique au noir chromé et brillant, des thématiques organiques (sang, fluides, cuir, peau, écailles), des zooms nets jusqu’à l’abstraction dans un festival de matières, le tout sous une musique violemment abrasive. Clin d’œil déviant aux ouvertures des James Bond (qui mobilisent le même Daniel Craig), où l’on aurait cédé le glamour à un ballet sado maso gothique des plus malsains.
Le ton est donné : Fincher s’empare certes d’un polar best-seller international, mais n’a pas l’intention de le passer au rouleaux compresseur lénifiant de l’usine à rêves. Noir était le livre, obscur sera le film, qui combine la violence outrancière de l’aube de sa filmographie au regard glaçant et clinique acquis au fil des étapes suivantes que furent Zodiac ou The Social Network. Il ne s’agit plus, comme avec The Game ou Panic Room, de se contenter d’exploiter les ressorts plus ou moins bien huilés d’une intrigue préconçue. Désormais mature dans son travail de metteur en scène, Fincher maitrise tous les paramètres pour exploiter les effrayants méandres d’un récit à traumas multiples. Car au fil de cette enquête somme toute banale, c’est tout un réseau de tiroirs qui s’ouvrent, allant chercher dans les bas-fonds d’une nation sa violence passée (le nazisme) et présente, où la femme est la première et la plus docile des victimes. De ce point de vue, le roman de Stieg Larsson est clairement respecté, et la figure de Lisbeth Salander, personnage phare de son projet littéraire, occupe une place de choix**. Ronney Mara** excelle dans cette partition complexe où se mêle souffrance, affirmation violente de soi, intelligence hors norme à travers toute la thématique du hacking et vengeance sans compromis.
Car pour entrainer le spectateur dans l’éprouvant dédale de ces perversions, Fincher sort tous ses atouts. La musique toujours aussi bourbeuse et oppressante du fidèle duo Atticus Ross / Trent Reznor attaché à Fincher sur tous ses films depuis The Social Network, et le chef opérateur Jeff Cronenweth qui le suit depuis la même époque, et livre ici une palette bleue, jaune et noire qui sied parfaitement à l’atmosphère étouffante du récit. La précision des cadres, une constante chez Fincher, se retrouve ainsi dans sa façon de filmer les architectures des milieux les plus cossus, comme cette sublime villa dont on redoutera, à terme, de découvrir les fondations, tandis que chaque image sera l’objet d’une dissection qui renvoie assez souvent, même si dans une tonalité plus grave, au cinéma de De Palma : analyse des clichés photographique et de leur contrechamp, enregistrement vidéo de sévices pour en dévoiler l’auteur, ou mise en scène sous les caméras de surveillance par Lisbeth pour piéger la pieuvre d’un conglomérat international, rien n’est jamais laissé au hasard. Si la qualité première de la jeune fille est de déceler dans les réseaux ce qu’on croyait invisible, toute sa revanche passera par la mise en image ; c’est sans doute ce relai au regard omniscient du réalisateur qui explique la profonde complicité qui s’élabore entre eux, et l’empathie discrète mais intense qui se greffe sur toutes les actions de cette héroïne hors norme.
La longueur, elle aussi une alliée fréquente du réalisateur, permet la mise en place patiente des récits alternés, une enquête qui patine et la construction savante de portraits fascinants. Il est regrettable que la fin sacrifie un peu les exigences de ce rythme, dans une résolution un peu abrupte et une séquence d’action (la poursuite moto – 4x4) un peu gratuite et convenue.
L’essentiel à retenir sera néanmoins cette image finale, elle encore fidèle au livre : la jeune fille qui a œuvré pour la révélation à grande échelle, et laissé durant cette quête surgir en elle la possibilité d’une ouverture à l’autre, se retrouve brutalement plongée à nouveau dans l’arrière-plan. Un retour, après quelques déchirures de clarté, à l’océan noir de nuages qu’est son existence, et que Fincher aura su intensément mettre en lumière.