Avec Miller's Crossing, les frères Coen proposent a priori un film de gangster somme toute assez classique. On y parle d’une voix rauque en laissant traîner ses phrases, on fume des cigares, on y boit du whisky et on finit inexorablement par s’entretuer.
Gabriel Byrne y incarne non sans brio Tom Reagan, sorte de spin doctor assez désinvolte dont les fins talents d’analystes servent les jeux d’intérêts de mafieux crapuleux.
A la suite d’un simple différend de jeu entre deux bandits du coin, les esprits s’échauffent et la ville s’enflamme. Les événements s’enchaînent et comme c' est souvent le cas dans les films du genre, le cadet finit par vouloir prendre la place de l’aîné.
Les principaux enjeux du film sont toutefois assez rapidement éludés. Le spectateur comprend qu’il y aura deux camps, éventuellement un troisième. Que ces derniers vont sûrement se tirer dessus et qu’il y aura à coup sûr des victimes. Tout ce qui peut se rattacher au cadre de l’histoire n’a après tout qu’une importance relative. La période - l’Amérique de la prohibition - n’est devinée qu’à la lumière des descentes de police et la ville, théâtre de cette petite affaire, n’est même jamais mentionnée.
Ce flou volontaire n’est pas sans incidence sur le récit. Il nous permet de nous intéresser à l’essentiel : le faux malin qu’est Tom Reagan. Il y a un côté bel et bien satirique chez ce supposé génie que tous les gangs s’arrachent. A l’image des plus orgueilleux, son mérite résulte avant tout de se sortir avec brio du piège dans lequel il s’est lui-même jeté tête la première. A ce titre, il liera une relation avec la femme du boss et se présentera sous un jour bien pleutre lorsqu’on lui ordonnera, sous la pression, d’abattre le responsable de cette escalade meurtrière.
Décalé face aux figures traditionnelles du film de gangster, notre héros est un faux winner qui, bien loin de maîtriser le déroulé des événements, se contentera de conserver son aura. Car après tout, comme il le remarquera lui-même à la fin, il n’est pas capable d’expliquer grand chose.
La maîtrise des frères Coen réside ainsi dans la subtilité d’un personnage présenté comme froid, dégagé et dont l’aspect quasiment messianique se heurte à la position omnisciente du spectateur. Les chefs de gangs rivaux ne savent rien mais le spectateur sait tout. La supercherie est dévoilée. Plus qu’un faux prophète, on a face à nous un vrai gourou.
Comme dans tous les films des frères Coen, on y retrouve également des impondérables. Les personnages sont volontairement grotesques et caricaturaux à l’image de ce mafieux italien et sa famille, obsédé par la rectitude morale et dont les principales caractéristiques sont l’impulsivité et l’obésité. Tout aussi logiquement, on sourit à la vision de Frances Mc Dormand et Steve Buscemi dans des seconds rôles toujours aussi utiles. La figure de la judéité, classique des frères Coen, est cette fois-ci montrée sous un jour drôle et extravagant. Elle s’épanouit à merveille dans le personnage de Bernie et ajoute, si cela était encore nécessaire, une touche de drôlerie dans un cocktail savamment préparé.