Des gangsters en chapeau et imperméable, des rivalités criminelles qui ne s'éteignent que sous un linceul, des manoeuvres cruelles et des profits casuels... Les frères Coen, alors aux prémices d'une carrière florissante, marquent Miller's Crossing du sceau des films noirs, ceux qui placent sur une même ligne, sans discrimination aucune, policiers véreux, hommes politiques corrompus et mafieux de tout bord, tous piteux et tragiques, coincés dans un champ d'action circonscrit, quelque part entre l'opulence et la mort. Dès l'ouverture du métrage, il est question des antagonismes propres au milieu : pré-carré menacé, coups tordus et sentences entre fiel et guerre. Les plans sont travaillés, photographiés avec soin par Barry Sonnenfeld, prêts à accueillir des figures criminelles s'y diluant comme l'encre dans l'eau.
Très vite, le spectateur est amené à observer un enchevêtrement d'intrigues et de cadavres issu de l'esprit tordu de Tom Reagan, antihéros sanguinaire campé avec froideur par Gabriel Byrne. Porte-serviette du clan irlandais, il cherche à s'émanciper de ses maîtres, mais aussi à brasser un peu d'argent, même si cela implique de duper son boss, interprété par l'excellent Albert Finney. Difficile d'y être indifférent : l'époque de la prohibition, avec son cortège d'affaires criminelles, constitue le tremplin idéal pour les frères Coen. Ils y filment un animal à sang froid particulièrement retors et cynique, en usant d'un cachet sobre et classique qu'on emploierait volontiers pour le bulletin paroissial du gangstérisme.
Miller's Crossing est loin de se borner à son principal protagoniste. Prennent rang à ses côtés des malfrats parfaitement caractérisés, du chien de garde aux dents acérées au petit prince sans étoffe, tous cherchant leur bout de lumière et s'adonnant à tout ce que le milieu peut compter de violence, de trahisons et de coups plus ou moins inspirés. Chez les Coen, une balade dans les bois constitue un ultime chemin de croix, les paris truqués finissent eux-mêmes bidonnés et la hiérarchie criminelle ne s'escalade qu'à coups d'assassinats ciblés et de manipulations machiavéliques. La prohibition n'est finalement que l'arrière-plan d'un vaste théâtre d'égos et de desseins, très bien restitué par des comédiens de la trempe de John Turturro ou Jon Polito.
À mesure qu'ils revisitent le film noir à la sauce Scorsese, les frangins, grands clercs, font valoir toute l'étendue de leur savoir-faire : humour noir diabolique, dialogues fusants et incisifs, héros magnifiques et/ou énigmatiques, narration aussi sinueuse qu'orchestrée avec maestria, le tout sous la tutelle d'une mise en scène constamment tirée au cordeau. Surtout, entre un horizon peuplé de figures désespérées et des intrigues mafieuses en cascade, Miller's Crossing s'érige aussi en film de la surdétermination : elle est tour à tour égocentrique, matérielle, violente, passionnelle... Comme si l'homme, être pensant, n'était en fait conditionné que par l'affect, forcément abject dans un tel cadre criminel. Voilà en tout cas une oeuvre maîtresse et séminale, encore loin d'être épuisée.
Critique à lire dans Fragments de cinéma