"I get mad at skateboarding, like, a lot. But at the end of the day I love it so much, I can't stay mad at it."
"But it hurts you?"
"Yeah, so did my dad. But I love him to death."
Bing Liu filme ses amis d'enfance, avec qui il a grandi et appris à faire du skate dans leur ville perdue du Midwest. Ça, c'est la version courte. En seulement une heure et demie, ce documentaire parvient à évoquer une myriade de sujets, en alternant entre des scènes de la vie quotidienne de deux des amis de Bing, filmés sur plusieurs années, des entretiens avec les membres de leurs familles et des montages de skate qu'il a commencé à faire quand il avait 15 ans.
Le skate, loin d'être juste une passion qui saisit à peu près tous les ados à un moment ou un autre, est une échappatoire pour ces jeunes, qui vivent dans la ville avec le plus fort taux de chômage de l'État. Si tout le monde porte des tee-shirts de groupes du revival emo des années 2010', qui hurlent bien fort leur haine de leur ville mourante, ce n'est pas un hasard. I feel like if I stay here I'm just gonna get stuck here dit Keire, qui vient juste de finir le lycée et ne veux pas finir comme son pote Zack, 21 ans et déjà père de famille.
Le skate c'est aussi une façon d'échapper à une vie de famille pas toujours rose (this machine cures heartache, peut-on lire sur la planche d'un des protagonistes), mais cela ne suffit pas à surmonter les traumatismes de l'enfance, qui ont encore une influence cruciale sur la vie de ces jeunes et celle de leur entourage. Cela est particulièrement visible chez Zach, qui dit vouloir être un bon père mais se révèle abusif et violent avec sa copine
Beaucoup de films sur le skate sortis ces dernières années (je pense normalement à mid90s de Jonah Hill et à Skate Kitchen) retranscrivent bien le sentiment de réconfort et de communauté qui vient avec l'appartenance à une sous-culture avec ses rites et ses lieux de culte (le skate park plus ou moins légal, le magasin qui fait aussi lieu de réunion). Minding the Gap est celui qui explore les liens entre les membres de cette communauté de la façon la plus touchante. Bing est à la fois le réalisateur du film, l'ami des deux sujets, et lui-même un protagoniste et sujet de son propre doc, même s'il garde son histoire personnelle pour la fin. Ce statut lui permet d'avoir un accès inédit à la vie de ses sujets/amis mais pose aussi un certain nombre de questions morales et éthiques qui ne peuvent pas être explorés dans une fiction. À quel point connaît on vraiment la vie de ceux qu'on fréquente chaque jour ? Que faire quand tu découvres que ton ami de toujours n'est peut-être pas la personne que tu idéalisais ? Qu'est-ce qui est montrable ou non à un public d'inconnus ? Est-il possible de pardonner à ceux qui nous ont fait du mal ou est-ce que ce trauma va ensuite influencer nos actions et créer un cercle sans fin ?
Sans misérabilisme ni angélisme aucun ce documentaire parvient à dresser un portrait nuancé d'une certaine jeunesse perdue dans des villes sans nom, entre envie de s'en sortir et démons hérités d'une enfance difficile, entre skate et jobs d'appoint. Le contraste entre des entretiens parfois difficiles (surtout celui avec la mère de Bing à la toute fin du documentaire) et les scènes de skate aériennes résume bien la double ambition du film : montrer les effets des abus subis par ces jeunes sur leur vie actuelle mais aussi leur résilience grâce au skate, un paradoxe si bien exprimé par la chanson qui clôt le film.