Mirage
6.8
Mirage

Film de Edward Dmytryk (1965)

Thriller à la complexité talentueuse et peut-être la rédemption de Dmytryk après le maccarthysme

Mirage est un excellent film du genre "thriller paranoïaque" des années 60, de facture hitchcockienne : il  est centré sur un héros dépassé mais cherchant désespérément à comprendre ce qui lui arrive, joué par Gregory Peck, comme North by Northwest (la Mort aux Trousses), de Hitchcock en 1956 suivait le personnage joué par Cary Grant. Il est cependant plus sombre, tourné en noir et blanc, avec une photographie de Joe Mac Donald et une musique de Quincy Jones, deux grands talents de l'époque.

On apprécie de le suivre dans des péripéties mystérieuses qui se succèdent sans temps mort. Les raptus de violence sont distordus, parce qu’étonnamment, pour le spectateur attentif, ils préservent le héros alors qu’ils sont meurtriers pour ses proches : est-ce une partie du mystère ou une facilité du scénario, se demande-t-on jusqu'à l'explication finale ?

De même, sa relation amoureuse, intermittente, est dysmnésique pour lui, équivoque pour la femme, jouée par Diane Baker.

L’ensemble compose un puzzle complexe, dont l’explication aura plusieurs composantes : psychiatrique, criminelle, et politique. 

L'éclairage final remplit-il son contrat de donner a posteriori une cohérence à l’imbroglio ? Notre saisissement de la fin, un choc, inattendu, nous en ferait douter. Mais si on revoit tout de suite le film à la lumière de cette chute, on se rend compte que tout se tient bien et - last but not least - le film est aussi agréable à voir à la deuxième vision quand elle suit immédiatement la première.

Le livre dont est il est tiré est de Howard Fast, alors encore sous pseudonyme comme ancien membre de la liste noire et du parti communiste américain, devenu un scénariste et écrivain interdit d'exercer au cinéma dans les année 50.

Le héros, un scientifique et un partisan de la paix militant contre le risque nucléaire est confronté à des hommes jouant dans le mouvement pacifiste un double jeu au profit du complexe militaro-industriel américain. 

Dmytryk nous étonne : il collabore ici avec Fast, un de ceux qu’il avait dénoncé à la Commission des Activités Anti Americaines du sénateur McCarthy 15 ans plus tôt, et il met en cause l’extrême-droite américaine.

Au delà de la qualité du film, remarquons chez Dmytrik que ses personnages, dans Mirage (celui joué par Gregory Peck) ou dans Warlock, L'homme aux colts d' or, 1959 (celui joué par Henry Fonda), sont d’une complexité qui rend compte de la multiplicité des bois dont nous sommes faits.

On la retrouve y compris dans les rôles secondaires : dans Mirage, ce sont Diane Baker, Kevin McCarthy, Walter Mathau, ou dans Warlock, ce sont Antony Quinn, Richard Widmark, Dorothy Malone.

Cela donne à ces opus une richesse que nous apprécions, alors que beaucoup de  films nous frustrent par une simplification abusive des motivations et des actes. Mais cette complexité démontre-t-elle - comme cela est souvent dit par des historiens du cinema - une ambiguïté persistante de Dmytryk envers le maccarthysme ? 

Lors de la chasse aux sorcières, Il fut un des "dix de Hollywood" en 1948, d'abord condamné pour gauchisme, auto exilé en Angleterre, puis subissant sa peine de six mois aux Etats -unis en 1950, et enfin il succomba en livrant les noms de ses anciens camarades communistes qui seront alors dans la "liste noire" et ne pourront plus travailler - sauf sous pseudonyme. 

La question de son ambiguité est légitime mais elle est multiple. On s'interroge sur le rapport de cet artiste avec la morale commune de l'époque et avec sa propre morale ; sur ses écarts vis-à-vis des deux ; sur son rapport avec le public, et tout cela dans la temporalité de son exercice, lequel évolue.

La même problématique existe pour Elia Kazan, lui aussi devenu délateur pour ne pas être exclu de la réalisation de films, mais dans son cas elle est plus documentée, par nombre d’ouvrages, et elle l’est aussi par Kazan lui - même dans des entretiens ou dans son autobiographie. 

Pour Dmytryk, nous n’avons que ses films à confronter à cette tache dans sa biographie.

Or, l'ambiguïté des personnages, qui est constante dans ses films, est semble-t-il assumée. 

L'ambiguité chez les personnages de ses films précédents mais aussi dans leurs conclusions : Warlock (1959) et The Caine Mutiny (1954).

Par exemple, dans Warlock, voyons cette diatribe féroce du personnage de Henry Fonda contre les citoyens, une diatribe en défense de la mémoire de son adjoint joué par Anthony Quinn, infirme et déchu, manipulateur et violent jusqu'au meurtre par amour pour son leader. Fonda la déclame après qu'il ait tué cet adjoint et ami - peut-être son amant. Ce discours a quelque chose de bizarre, car il semble dire que, avec ses grands défauts ou même avec ses crimes avérés, l’adjoint qu'il a fait tomber dans la poussière valait mieux que ses contempteurs - ces citoyens ordinaires et ces notables. Il leur reproche de revendiquer paradoxalement à la fois la force brutale contre les voyous et une démocratie (municipale) scrupuleuse.

On se rappelle alors que, à la fin de The Caine Mutiny, Ouragan sur le Caine, de 1954, le même sentiment vous gagne quand survient, après le procès militaire, une diatribe hors tribunal de l'avocat de la défense des mutins, contre ses clients, qu'il vient de faire gagner. Il fait l'éloge du commandant paranoïaque déchu joué par Humphrey Bogart. Est alors ciblé l'intellectuel joué par Fred McMurray - montré comme un lâche - qui aurait monté ses camarades, des officiers honnêtes, à se rebeller inutilement contre un représentant de l'autorité militaire.

Ces paradoxes, similaires dans les deux films, créent un malaise. On peut se demander s’il s’agit de l'écho, dans l'esprit et le coeur de Dmytryk, de la déchéance vécue par le sénateur McCarthy : si on a vu les images d'archive télévisuelles pathétiques de Mc Carthy craquant devant ses pairs en 1954, elles sont tout à fait superposables à celles du capitaine joué par Bogart quand il malaxe des billes d'acier au tribunal avec un regard de bête traquée. 

Que nous dit Dmytryk en s’en prenant explicitement dans ces deux films aux moralistes ? Est-ce que, par la pression qu’ils exercent, ils seraient responsables du dérapage d’hommes comme McCarthy, des politiciens ou des leaders à l’autorité abusive ? Que ces derniers, tout imparfaits qu’ils soient, et même s’ils subissent une punition tragique méritée, seraient au-dessus des intellectuels sans consistance et des honnêtes hommes qui les contestent ?

Ajoutons que avec Warlock, la figure de l’adjoint du régulateur peut être référée au maccarthysme aussi parce que celui-ci n’etait pas seulement anticommuniste mais aussi violemment homophobe : l'adjoint fidèle du sénateur McCarthy était Roy Cohn, lui-même un homosexuel à la "haine de soi" tortueuse. 

On en vient donc à se demander si dans ces films, The Caine Mutiny et Warlock, il défendrait dans une sorte de sous-texte, la valeur morale relative de McCarthy comparée à celle des membres de la "liste noire", et celle de l'autorité (fut-elle abusive) comparée la rebellion, laquelle aurait sa source dans des manipulations. Si c’était cela, ce serait évidemment très malsain. 

Mirage est peut-être le film de la rédemption de Dmytryk.

Car que penser de la convergence claire et nette des actes et des propos du cinéaste, dans Mirage en 1965, dans un sens  exactement opposé à son propre passé de 1951 ?

Il collabore maintenant avec Howard Fast, membre du PC et de la liste noire, le plus irréprochable de ce groupe et probablement un des anciens  camarades que Dmytryk  avait dénoncé.

Et son héros est un savant et un intellectuel qui critique vigoureusement l’extrême droite américaine, montrée comme très antipathique, et tout cela en défense du mouvement de la paix antinucléaire, lequel était souvent dénoncé par toutes les  droites dans le monde, et par la CIA , pour être noyauté par l’URSS.

Le contenu pacifiste (d'extreme gauche pour un américain) de Mirage semble alors un virage. Ou alors dans ses films précédents, les complications émotionnelles et intellectuelles sont moins significatives de la faiblesse passée de Dmytryk devant la Commission des Activités Antiaméricaine : peut-être sommes nous sollicités par nos  propres interprétations abusives voire paranoïdes.

Ou est-ce simplement le temps qui a finalement fait son oeuvre rédemptrice dans l’évolution morale de Dmytryk. 

Du talent de Dmytryk et  de son déclin.

Après 1951, au delà du déni ou de la honte de la délation, est-ce que la trahison des ses amis, datée, contamine son talent passé (d'avant son témoignage) et frelate-t-elle ses oeuvres suivantes ?

Dans les films cités, qui sont de 1954, de 1959, de 1965, sa réalisation reste à mon avis très talentueuse. 

Datant d’avant Mirage, 1965, on peut voir aussi Walk In the Wild Side (La Rue Chaude) de 1962, très appréciable. 

Mais après Mirage, Alvarez Kelly, 1966, un western, et Anzio, un film de guerre, 1968, n’arrivent pas vraiment à décoller, tandis que, avec Shalako, 1968, il se laisse gagner par la médiocrité, sans rapport avec le maccarthysme, mais peut-être avec son âge.

Michael-Faure
9
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le 10 nov. 2024

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