Triple coup de maître de Hitch malgré une filouterie narrative presque dérangeante.

C'est un de ces magnifiques opus d’Alfred, qui entretient la curiosité du film à énigme, l'inquiétude du thriller, et l'attente du suspense, de tous les genres mélangés donc. 

Il est très bien joué (James Stewart, Grace Kelly, Thelma Ritter, Raymond Burr, Wendell Corey) et son Technicolor est somptueux (le Color consultant est Richard Mueller).

On l'aime chaque fois qu'on le revoit mais quelque chose nous dérange.

Ecartons une controverse superflue.

Ce n’est pas l’aspect moral qui est à discuter dans la narration d'Hitchcock. "Le voyeurisme aurait-il une utilité sociale ?". Clairement, ce message n’est pas ce qui lui importe. Sur l’éventuelle moralité d’épier ses voisins, il n’essaye pas d’être convaincant et il n’y a sans doute pas à craindre qu’il persuade quiconque n'est pas déjà un tordu de la chose.

En revanche, on peut se demander si non seulement le maître nous a roulé - ce qui est normal - mais s’il n’a pas abusé de la suggestion et de la fausse piste pour nous induire en erreur. Est-ce qu'il a transgressé un code important du genre - des trois genres ici entremêlés - qui est de ne pas sciemment tromper le spectateur.

Ce n'est pas tant que Hitch nous a berné, mais a-t-il exagéré dans la tromperie ? Car quand cela arrive dans un polar, nous sommes déçus.

L’intérêt de Jeffries (Stewart) pour son voisinage est présenté, et même asséné, comme progressant du voyeurisme à une morbidité interprétative, paranoïde.

Or à la fin, cette dérive pathologique s’avère pertinente puisqu'il y a vraiment eu meurtre. 

Mais Hitchcock nous a suggéré raisonnablement et tout du long que Jimmy Stewart-Jeffries, en scrutant ainsi son voisinage, est amené à de fausses conclusions : à cause du cadre, limité par l’étroitesse des fenêtres ;  de la distance ; de la discontinuité de la surveillance (ses moments de sommeil) ; et parce qu’il est psychologiquement vulnérable, parce que sa moralité est tirée vers le bas (il s’ennuie, ses valeurs dans les relations personnelles se dégradent).

Ce que nous souffle alors Alfred, avec raison, c’est que ses observations fragmentées ne peuvent rapporter qu'une histoire tronquée : « Epier c’est travestir » semble être son message renouvelé. 

Et donc, dans le retournement final, ce n'est pas tant que les suppositions malsaines du voyeur étaient fondées qui pose problème, c'est qu'on se demande si plus que des fausses pistes habituelles au genre, Hitch, cette fois trop directif, nous a imposé une hypothèse policière fausse pour la contredire à la fin.

Les fausses pistes sont de bonne guerre, et c’est même ce qu'on attend des histoires de détective, mais sous forme de possibilités.

Nous pouvons les évaluer, les soupeser, les écarter. Si au contraire on nous enferme dans une voie, et que nous sommes si bien coincés dedans qu’on ne peut sortir les bras de notre fauteuil pour chercher une alternative, c'est mesquin.

Ce n’est pas tout à fait la même chose qu’être cloué dans son fauteuil par l’interêt du film.

Si on est "capturé" au lieu d'être "captivé", et qu’on découvre cette forme de tricherie dans un film de genre, cela nous agace toujours.

Et il y en a, de cette exagération fourbe, dans Rear Window.

Certes, la patte du maître, sa subtilité fait que, à la première vision, ou même à la deuxième, on peut passer à côté de la duperie, ou l’oublier.

Car vers la fin, au moment où on l'entrevoit, Hitchcock nous rajoute un autre morceau de bon thriller, et il nous emporte de belle manière. 

Comme s’il lançait à la fin un voile de prestidigitateur, il nous envahit d'une très vive émotion : il introduit un deuxième suspense basé sur le danger immédiat, celui-là bref et haletant. Il se superpose au précédent, à l’énigme intrigante et lente que nous suivions depuis le début.

C'est la tentative de meurtre opérée sur Jimmy lui-même, coincé quant à lui dans son fauteuil de paralytique.

En nous assénant cette dernière séquence magistrale il masque la filouterie de sa narration précédente.

Or, que le spectateur s’égare de lui-même dans la narration, c’est le jeu. (Par exemple, c’est le fond même de notre engouement pour cet autre opus d'Hitchcock « Psycho» « Psychose », 1960. Cela contribua à sa réussite exceptionnelle et en a fait un modèle du genre). 

En revanche, la ligne que le réalisateur ne devrait pas franchir est de désigner (ou d’écarter) clairement ou explicitement un coupable, puis de changer arbitrairement de cheval au milieu du gué, - ou plutôt à la fin, car on est au cinéma et c’est à la fin que se situe le climax. 

Par exemple, c'est ce que fait Singer dans Usual Suspects. Si le retournement final est stupéfiant, c'est parce que la narration fut mensongère. Singer nous dit en quelque sorte : "J’ai éloigné tes soupçons du vrai coupable en truquant des plans et puis, surprise, à la fin je ne mens plus ".

Hitch a-t-il franchi la même limite dans Rear Window ?

Il ne le fait pas avec la manière directe et grossière de Usuals Suspects. Mais le cumul de suggestions que James Stewart est trompé par son imagination reviendrait presque au même. Nous devons alors admettre que c’est le « presque » qui fait la différence.

Il va faire la distinction parmi nous, les spectateurs, entre ceux qui adhèrent au propos d'un film policier et ceux du public qui lui sont réfractaires. 

Dans le gradient des tromperies cinématographiques que nous subissons, il y a un point ou l’acceptable devient le trop, et c'est ce point qui nous est personnel : le point au-delà duquel cela heurte ou non notre plaisir subjectif. Cela fait la différence entre nous, spectateurs, car ce point-là dépend de notre sensibilité individuelle.  

Ainsi, je ne dois pas m’étonner que Singer ait franchit cette ligne en trouvant quand même un public, et même un large public. Si je n’en suis pas, c’est qu'il n’a fait que déborder ce que je peux accepter dans mon propre monde esthétique et intellectuel, different de celui de beaucoup d'autres - bien plus nombreux que moi d'ailleurs.

En revanche, Hitchcock m’a gardé derrière la ligne et je ne regrette pas la séance de cinoche de Rear Window, que je reverrai toujours avec plaisir.

En conclusion :

Hitchcock est un gros malin, le meilleur de tous.

Fenêtre sur Cour, c’est aussi ce que Hitchcock dira de North By Northwest (la Mort Aux Trousses, 1956) dans un interview : « C'est du gâteau au chocolat ». Ici, il a mis juste une cuillerée de sucre en trop dans la crème au-dessus, tandis que dans Usual Suspects, le chocolat a pris un goût de sel. 

Je lis dans un autre de ses interviews  : « Il ne faut pas tromper le spectateur, ou alors il ne faut pas qu’il s’en aperçoive ».

Fenêtre sur Cour le réussit merveilleusement. Même quand il nous trompe, Hitchcock nous rend complice de notre propre leurre.

C’est peut-être la vraie différence entre la conquête psychologique du spectateur propre à Hitchcock, le maître, et celle d’autres cinéastes du polar.

(Note de 2018 publiée en décembre 2024)

Michael-Faure
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le 8 déc. 2024

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