Avec « Mirage de la vie », Douglas Sirk, cinéaste mésestimé de son temps, livre son chant du cygne, son apothéose, qui, bien des décennies plus tard, conserve des allures testamentaires en cristallisant une double ascension : l’une privée, l’autre public. Remake d’un film des années 1930, « Mirage de la vie » a beau figurer comme l’un des archétypes du genre du mélodrame, il s’en libère pourtant de certains dictâtes. Glamour, kitsch à souhait dès son générique, le métrage s’incruste dans le milieu du théâtre en faisant taire les personnages masculins, cadrant ainsi des femmes filmées comme les figures tragiques de la culture américaine et du puritanisme. Douglas Sirk dresse alors une peinture pessimiste de la société qui les entoure ; elle est machiste, raciste, et se construit sur des illusions.
À travers ce mélo d’apparence classique, Sirk exploite avec richesse la mécanique du rêve et de l’illusion, tout en plaçant l’émancipation féminine comme un sujet central. L’héroïne, Laura, sacrifie par exemple une relation amoureuse stable au profit d’une carrière d’actrice, prenant ainsi malgré elle ses distances avec sa jeune fille. En parallèle, Sarah-Jane cherche à pimenter sa vie de jeune femme, à explorer un autre monde que celui de la ségrégation raciale à laquelle la société la condamne. « Mirage de la vie » met donc en parallèle l’ascension d’une femme et la chute lente de son entourage, une partie étant assoiffée d’affection, et l’autre de liberté. Il s’agit là donc d’un film pratiquement lacrymal, soignant une force passionnelle donnant corps aux larmes de ce monde. La mise en scène au cordeau de Sirk déploie une surcharge stylistique, de laquelle s’inspireront d’autres cinéastes, tels que Fassbinder, et aujourd’hui Haynes, ou Almodovar.
On assiste à une véritable multiplication des plans en contre plongée, ainsi qu’à une explosion de couleur, toujours quasi-géométrique. Et pourtant, les personnages sont tellement hiératiques, et les situations si attendues, qu’il est difficile d’entrer pleinement dans cette œuvre. Mais ce n’est qu’à la fin que l’on comprend que le film est pensé pour ne pas qu’on le remette en question. Cependant, le « Mirage de la vie » ne fait que remettre en question son microcosme. Laura a droit à toutes les éloges, et systématiquement à une seconde chance. Sarah-Jane et sa mère, toutes les deux noires, sont condamnées d’avance. Un racisme qui n’existe en revanche pas à l’intérieur de la cellule familiale mise en scène. Laura, qui au départ semblait être une héroïne conventionnelle, est donc mise en périphérie, et tous les protagonistes ont droit à un traitement égal, et cela en crescendo.
« Mirage de la vie » renferme réellement quelque chose du cinéma américain, un magnétisme, une flamboyance, inégale, mais somptueux. Plus qu’un simple mélodrame, il s’agit donc d’une subtile chronique sociale mélangée à un large panorama sur les relations humaines. Et le lyrisme de Douglas Sirk explose lors de la scène finale, mettant en exergue comment une bonne discrète et malheureuse s’accorde la gloire dans la mort. Le tout dernier plan du film soulève en revanche une ambiguïté : il montre Laura, sa fille et Sarah-Jane, enfin apaisées, suite à la mort de la mère de cette dernière : Annie. D’un coté, la différence raciale n’aura eue aucun impact sur leur relation, mais de l’autre, il est étrange de les voir se réjouir après la disparition du seul personnage noir. Est-ce une forme de mariage entre le progressisme et le conservatisme ? Libre au spectateur de trouver sa réponse, qui sera peut-être aussi moderne que ce film ultime de Douglas Sirk.