Douglas Sirk fait partie de ces réalisateurs dont le visionnage d’un ou deux films permet de définir une patte qu’on retrouvera sur l’ensemble de son œuvre. Inséparable du mélodrame dont il a fait les grandes heures à Hollywood, son cinéma obéit à une série imprescriptible de codes qui renvoient aussi à l’âge d’or des studios. Un pathos très affirmé, des situations de dilemme, des destinées tragiques, des figures d’innocents en proie à diverses formes d’injustice composent un univers bigarré où chaque couleur à sa fonction, et le message moral est asséné à renfort de larmes et de violons.
Mirage de la vie remplit toutes les conditions, et fait d’ailleurs preuve d’une certaine ambition dans la diversité des thématiques explorées. Si l’on retrouve le traditionnel amour impossible (à cause de la barrière de l’âge, mais aussi des aspirations féminines d’une femme prête à écouter son ambition carriériste, voire à choisir avec qui elle couche tout en restant indépendante), la question filiale sur les rapports entre mère et fille, l’une souffrant de ne pas voir sa mère, l’autre de ce qu’elle soit trop présente, Sirk ajoute un sujet plus audacieux et une problématique brûlante dans la société américaine, la question du racisme.
La manière de le traiter pourrait d’ailleurs occasionner quelques remarques intéressantes sur l’évolution du regard sur la question. On imagine, par exemple, l’analyse que pourrait en faire Spike Lee, qui soulignerait sans doute que la maitresse de maison, humaniste et au service d’une « amie », la garde pourtant toujours comme domestique et se permet de faire à la leçon à la fille métisse qui exprime la douleur de devoir admettre avoir une mère noire, alors que sa couleur de peau pourrait la faire passer pour blanche.
Il n’empêche que ce personnage insuffle une violence inédite au cœur du récit : par le rejet franc de ses origines, la verbalisation frontale des problématiques (notamment dans la scène glaçante où elle joue outrancièrement à la servante noire pour satisfaire les blancs), l’affirmation de ses désirs et les réactions qu’elle suscite, comme ce passage à tabac raciste qui en montre sans détours l’envers du décor.
Le tissage des différentes intrigues laisse un temps penser que la trajectoire du personnage incarné par Lana Turner va laisser de côté cette thématique raciale. Mais c’est là une stratégie qui montre clairement à quel point Sirk est rompu à l’exercice. De la même manière que le couple de riches blanches tend à oublier celles qui restent dans l’ombre, le spectateur se laisse aller à d’autres enjeux avant un retour qui sera brutal et exploitera tous les ressorts du pathétique. Et même si l’on peut avoir tendance à abuser des larmes, quelques scènes montrent que ce film est le dernier de Sirk, qui est conscient d’avoir fait le tour du sujet et s’apprête à repartir en Europe : lors d’une remarque un peu fausse de sa mère, la fille lui dit d’arrêter ses grandes phrases, lui rappelant qu’elle n’est pas sur scène. Une réplique d’autant plus cinglante que le spectateur se la faisait au même moment. Cette façon subtile de craquer le vernis donne une force souterraine au mélo, l’excusant presque de perdurer dans sa forme, et galvanisant les problématiques on ne peut plus réelles de son fond.