Aux âmes aristocratiques, l'aspiration au bonheur des personnages de Mirage de la Vie pourra paraître plébéienne. D'aucuns diront que le malheur de vouloir être heureux n'est plus de mise dans le cinéma aujourd’hui. À d'autres, ce songe semblera une chimère féminine. On peut se demander si une telle œuvre, point final et paraphe de la carrière hollywoodienne de Douglas Sirk, gagnerait la faveur du public si ses personnages principaux étaient masculins. Est-ce à dire qu'il est plus simple de traiter de cette question avec une héroïne, ou que l'on se convainc qu'un tel propos ne sera pas ridicule s'il s'agit d'une femme ? D'emblée le film est placé sous le signe de l'élément féminin. Il raconte l'histoire de Lora Meredith et d'Annie Johnson qui élèvent seules leurs filles, privées de la présence d'un père : mort dans le cas de Susie ; qui les a abandonnées elle et sa mère dans le cas de Sarah Jane. Face à Lora, trois hommes dont l'instinct génésique est tenu en lisières : l'imprésario Alan Loomis lui offre un lit qu'elle refuse ; le dramaturge David Edwards lui offre une carrière mais ne la comble guère ; le patient photographe Steve Archer lui offre une deuxième opportunité. Le succès est pour elle, perdue dans son rêve de gloire, un substitut du désir et du plaisir sexuels, absents selon toute apparence de la vie d'Annie, plongée dans le silence et la foi. La plénitude que poursuivent Lora, Susie et Sarah Jane la métisse n'est pas une promesse de marchand d'orviétan mais davantage un "arc-en-ciel" évoqué par Steve, une première fois lorsque Lora et lui-même sont encore inconnus puis, dix ans plus tard, quand il lui rappelle sa quête qui n'est autre que celle du bonheur. Seule à ne pas clamer ce besoin, Annie est une inconnue pour ses proches, surtout pour l’actrice qui ne voit en elle qu'une femme cantonnée à l'office. Au cours de la soirée précédant la fête de remise des diplômes, Lora s'étonne qu'Annie ait de nombreuses relations ; celle-ci répond par un laconique "Jamais vous ne m'avez posé de questions", ce qui résume la place discrète dévolue à une femme noire. Le premier niveau (le monde blanc de Nora, Steve et Susie) n’a de substance qu’au prix du dévouement de la servante (second niveau : le monde des Noirs, les questions raciales), comme si le vrai sujet était là, dans cette lancinante présence qui ne peut se faire reconnaître qu’à se faire oublier.


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Peu de films ont comme Mirage de la Vie allié un jeu formel aussi évident à une émotion aussi brute. C’est de cette dialectique qu’il tire toute sa force, entre un argument mélodramatique et une rhétorique visible, sans que l'un ait à souffrir de l'autre. Ni carte postale ni catalogue raisonné des fifties, il a bien mieux à offrir. Tantôt il saoule comme un gin qui n’en finit pas de brûler, tantôt il lénifie telle une tisane sirotée au milieu des sanglots. Racontant toujours la même histoire de vies écoulées mais jamais vécues, Sirk ne cesse de montrer comment l’on peut se faire l’artisan de son propre désastre. Et ce parfum d’échec se retrouve associé à des intrigues dont la tonalité dominante serait celle d’un desengaño irrémédiable au terme duquel le héros réalise qu’il s’est fourvoyé depuis longtemps. Rien n’est plus admirable que ces transferts d’affects qui courent d’un personnage à l’autre, rebondissent d’un regard à un geste. Le travail de mise en scène est d’une telle fluidité qu’il allège et détourne les explications, parce qu’on est au cinéma et que, si l'art ne peut atteindre la vie, il doit lui apporter sa qualité propre. Cette superposition apparaît de manière canonique dans la séquence au cours de laquelle Sarah Jane se fait rosser par son petit ami. Elle se déroule de nuit, dans une rue où la lumière artificielle donne aux vitrines des émulsions vertes, et en trois plans très brefs l'action est enlevée. Tout d'abord le garçon est appuyé à la devanture et on voit à côté de lui le reflet de la jeune fille, dont la robe jaune se détache comme un flamboiement. Lorsqu’il commence à la frapper tout est vu dans la glace, et enfin on revient à une vision directe tandis qu'il lui assène encore quelques coups avant de l'abandonner, étendue, à terre. Action d'autant plus saisissante qu'elle n'a pas été préparée, et qu’elle s'accompagne d'une technique sophistiquée à l'extrême. Elle est la seule où se manifeste une expression réelle de racisme, et pourtant elle est traitée de la manière la plus irréelle qui soit.


Ainsi que l'ont prédit les sibylles et les prophètes, nul pouvoir ne pourra briser la forme donnée qui vit en se développant. C'est ce qui advient à Sarah Jane qui, enfant, refuse la poupée noire que lui tend Susie et demande si Jésus était noir, puis, devenue adulte, se rebelle avant de se réfugier dans l'art de la scène. Dans une moindre mesure, l'aveuglement conduit Lora à évincer Steve, à éloigner Susie bien malgré elle, à mésestimer Annie et à accorder trop d'importance au théâtre. Ce destin assigné à chacun d'entre nous au moment de sa naissance éreinte celui ou celle qui refuse le sort qui lui est échu et veut être un autre. Mais qu'on ne se méprenne pas, le cinéaste ne prône pas la résignation pour autant que l'attitude d'Annie invite à le croire quand elle dit que le Seigneur a ses raisons pour créer les Blancs et les Noirs, ou bien encore que sa fille est née pour souffrir. Toute l'ambiguïté du propos est là : croire à la fatalité et accepter la malédiction biblique que, depuis le mythe de Noé, les racistes font peser sur la descendance de Cham, ou bien rompre les amarres. Grande œuvre sur la vie, l’amour et la mort, Mirage de la Vie poursuit l’analyse implacable développée par le cinéaste sur les contradictions de l’Amérique et l’aliénation des êtres qui tentent désespérément de faire de leurs pensées et de leurs aspirations leur bien propre. Rarement un film aura illustré avec autant d’indifférence polie la médiocrité de l’american dream, sa fureur midinette, sa bravoure bête. Aucun des personnages ne se rend compte que tout, idées, désirs, rêves, est directement conditionné par la réalité sociale. Lorsqu’à la fin Lora, Susie et Sarah Jane, assises sur la banquette arrière de la voiture, sourient malgré tout à l’existence et se prennent la main, Sirk prend soin de filmer Steve, seul à l'avant, qui les regarde ému. La quête du bonheur propre au mélodrame se heurte à l’inéluctabilité de la providence, et dès lors le libre arbitre est une vague qui se fracasse violemment contre une digue.


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Chez Annie s'incarne une double tension : l'humilité de la victime, chère au genre, est affermie par l'orgueil d'une héroïne de tragédie. Autour d'elle, deux forces dramatiques contraires traversent le récit : un élan vital tendu vers le haut et un poids qui étreint au point que le film oscille entre l'accablement et l'apaisement, dans un double mouvement sans cesse assumé d’effusion et de distance, de participation et de lucidité. Lors d’une des scènes les plus poignantes, Annie est épuisée par le trop-plein d'amour qu'elle éprouve pour Sarah Jane, qui la renie devant une danseuse partageant sa loge au music-hall. Moment terrible, car plus la fille parle méchamment à sa mère, plus celle-ci paraît pathétique. Ce qui est cruel est qu’on peut les comprendre l’une comme l’autre, qu’elles ont toutes les deux raison et que nul ne pourra les aider. À moins de changer le monde. L’œuvre culmine dans le regressus ad uterum cathartique de Sarah Jane face au cercueil d’Annie, qui annonce moins une réelle réconciliation qu’un retour à l'ordre : malgré son affection, Lora ne peut imaginer que Sarah Jane et Susie partagent les mêmes droits civils. Sirk œuvre tantôt comme un lapidaire qui cherche des arêtes vives, tantôt comme un maître verrier épris des couleurs pures d'un vitrail. Il est aidé en cela par l'orchestration des teintes chaudes et contrastées de la photographie, qui se joue des valeurs, délaisse les ombres et délivre comme une saveur de fruit trop mûr. Cette puissance visuelle, redoublée par le jeu exaspéré de certaines actrices, crée un monde de formes pleines, de contours nets et de surfaces mates, où la fusion des êtres est un leurre. Chacun s’y trouve face à une glace dont le tain brouille la vue, mais permet aussi l'ivresse qui délivre de l'illusion, car on sait que l’on vit une imitation de la vie, que la vraie vie est ailleurs, mais où ? Cette folie du mimétisme ne fait que singer les valeurs qui s’épanouissent avec ostentation dans les intérieurs de Nora, dont les chromos pastel valent toutes les sociologies du goût. L’escalier lui-même a pour seule fonction dramatique de signifier le superflu d’un univers de faux-semblants. Il est là, sublimé sous les strass et les spots, dérisoire comme ces rêves secrets que la réussite a permis de matérialiser. "Money makes no difference to me" dirait Billie Holliday, mais il a permis de représenter l’inanité d’un Nous-Deux élevé à la dimension des States. De même, c’est dans des toilettes toujours plus luxueuses que Lana Turner, overdressed et underplaying, se débat, souffre, affronte les dilemmes ou accueille les triomphes. La croix qu’elle porte est cloutée de diamants ou d’émeraudes, sa tunique de martyre est bordée de chinchilla. Mais tout ce soin pour farder, vêtir et revêtir, vieillir et rajeunir cette "imitation de la star" qu’était alors Lana Turner n’est peut-être là que pour nous tromper, pour suggérer que c’est ailleurs qu’il aurait fallu regarder. Car une mère en a caché une autre. La Noire est la bonne, la Blanche est un artefact.


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Ainsi le film hausse le quotidien jusqu'à l'exceptionnel, l'homme se sent roi et la femme devient reine, comme Annie dont les funérailles ont la pompe d'un cortège royal. D’une voix à la fois résignée et libérée, soumise et victorieuse, Mahalia Jackson chante Trouble in the world, quatre chevaux blancs tirent un carrosse noir chargé d’un monceau de roses blanches. La mauvaise fille accourt pour étreindre la bière en criant "I killed her". On se souvient alors de ce moment où Annie, déjà malade, disait avec fierté avoir réglé son enterrement dans ses moindres détails. Puis de cet autre où Lora découvrait avec la surprise idiote des patrons blancs compréhensifs que son employée existait en dehors d’elle, qu’elle s’occupait de religion, appartenait à de nombreuses loges, qu’elle était baptiste et bigote, qu’elle avait beaucoup d’amis. Et voilà qu’ils sont tous là, ses amis. Des gamins en habits du dimanche aux prêtres à l’air grave. Le gospel, la dignité, le peuple noir en deuil : swing high, swing low, sweet chariot. Le dénouement, qui voit tous les problèmes non pas résolus ni évacués mais "digérés", transcendés par la déflagration libératoire de ce qui s’y joue, est inoubliable. C’est bien parce qu’elle a eu cette idée immodeste et revancharde qu’Annie accède post mortem au statut d’image. La fameuse dernière scène de Mirage de la Vie, c’est aussi : bienvenue au royaume de l’imitation, chère Annie. Or le faux, ça se fabrique, c’est tout un métier. Pendant le générique de début, une grêle de pierres précieuses s’écoule lentement sur du velours noir, au son du timbre onduleux de Nat King Cole, tandis que les crédits s’inscrivent sur cette accumulation chatoyante de gemmes. Et lorsque le mot FIN s’y surimprime, on se rend compte que les bijoux sont blancs, brillants, mais aussi translucides : derrière eux, c’est bien le fond noir qui en fait ressortir l’éclat.


La magnificence du style, les complications de lumières et de couleurs, les amorces troublants, tout charge le plan autant qu’il déleste un naturel qui prend au piège et somme de rendre justice aux sensations. Assistant aux obsèques grandioses d’Annie, qui oserait avouer qu’il s’est plu à croire qu’on n’enterrait pas une domestique noire mais une impératrice viennoise ou l’épouse d’un célèbre gangster de La Nouvelle-Orléans ? La vérité n’est pas dans le contre-pied des récits mais dans la rêverie que brode le plaisir d’y adhérer sans retenue. Secret magnifique que cette tentation optimiste faisant la splendeur des mélodrames. À l’instar des miroirs, aussi présents chez le cinéaste que les Indiens dans les westerns, elle renvoie au visage la capacité éprouvée à rêver que les choses se passent autrement, à figurer une réalité chimérique mais dont on peut être certain. En déclarant que l’art doit établir des distances, Sirk affirme sa conviction à vouloir donner des impressions lointaines, si faibles qu’elles semblent avoir été tamisées. Sa préoccupation est de distraire l'impact affectif, voire de l’objectiver sur l’écran, pour le suppléer par une forme esthétique. L'artifice sert de filtre, l'expression artistique se pose comme langage particulier, donc "éloigne" la réalité traitée. Mais elle n'affaiblit pas l'émotion qu'aurait pu susciter celle-ci : au contraire, elle en prend le relais. Ainsi le classicisme de Sirk justifie-t-il sa raison d'être en permettant au cinéma d’établir ses distances avec la réalité et, dans le même temps, de faire naître le ressenti le plus fort. Mirage de la Vie constitue un témoignage exemplaire de ce qui pourrait être une esthétique du sublime au cinéma : non pas donner à voir l’infini sous la forme de paysages terrifiants (c’était le modèle pictural propre au XIXème siècle) mais par exemple sous celle d’une larme qui se cristallise devant nos yeux, où point une douleur qui ne s’éteint pas. C'est le miracle du film qu'une leçon de cinéma fasse autant pleurer, et avec une telle nécessité.


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le 3 juil. 2012

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Thaddeus

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