The Killing of a Sacred Deer fait partie de ces rares films qui vous prennent littéralement aux tripes. Qui vous emportent, vous happent et ne vous lâchent pas, plusieurs heures durant.


Attention aux spoilers


Le film commence par un plan interminable, sur un coeur qui bat, le tout avec un superbe morceau tiré du Stabat Mater de Schubert. Le choix du Stabat mater n'est bien sûr pas innocent et annonce la fin du film. Ce premier plan est, en somme, le programme du cinéaste: sonder les tréfonds de l'homme, dans tout ce qu'il peut avoir de plus repoussant.


The Killing of a Sacred Deer raconte l'histoire de Steven (Colin Farrell), homme impassible, à la vie réglée de façon mécanique, dont l'équilibre est bouleversé par Martin (Barry Keoghan), un adolescent étrange et psychopathe sur les bords. A l'image des grandes salles de l'hôpital, propres et à moitié vides, la maison de Steven et d'Anna (Nicole Kidman) est aussi un lieu stérile et froid, où tout est ritualisé, aseptisé et automatique, y compris leur vie de couple.


Tout le film est construit sur un long suspens: qui est le sacred deer qui sera tué ? L'animalité habite tout le film, notamment dans les références constantes aux poils, les morsures de Martin ou lorsque Stephen qui dit "good boy" à son fils comme s'il parlait à son chien.... La mort, annoncée dès le départ, envahit toute l'oeuvre, notamment grâce au plan sur un cimetière, les délires sexuels morbides de Steven et Anna ou la référence à Iphigénie, présente dans le titre et mentionnée par un personage.


Tout le film pourrait être considéré comme une variation autour de ce mythe. Steven est confronté à un dilemme similaire à celui d'Agamemnon. Les thèmes du sacrifice, de la vengeance divine (incarnée par Martin) et du choix sont centraux, ici. Mais chacun pourra se faire sa propre interprétation de l'oeuvre et c'est sa force, certains critiques voyant même le film comme une métaphore sur la crise en Grèce - un peu tiré par les cheveux, mais pourquoi pas.


The Killing of a Sacred Deer est film très polarisant, comme on en voit souvent à Cannes: certains seront repoussés par la grandiloquence de la mise en scène et par la radicalité du scénario, qui va très loin dans l'horreur et la perversion. Mais pour les autres, quelle expérience de cinéma ! Quelle oeuvre hypnotique de bout en bout


Le film n'est d'ailleurs pas sans rappeler d'autres grandes oeuvres traumatiques comme Orange Mécanique et Shining. L'influence de Kubrick est frappante, même si Yorgos Lanthimos ne semble pas l'admettre. On pense à Shining, avec ces grands travellings avant ou arrière dans les interminables couloirs, l'utilisation d'une musique stridente qui suffit à provoquer l'effroi, l'horreur qui peut survenir en pleine lumière. Même l'enfant ressemble au petit Dany du film de Kubrick. Eyes Wide Shut est aussi en toile de fond, notamment lors des scènes impliquant Nicole Kidman dans un cadre intime.


Au delà de cette influence, la mise en scène est toujours inventive, avec ses cadrages audacieux, ses très gros plans inattendus et drôles (un certain plat de frites et le ketchup..), le jeu sur la profondeur de champ (dans l’hôpital, dans la salle des fêtes), les passages habiles entre le dehors et le dedans qui donnent au spectateur l’impression d’être un voyeur (dans la chambre du couple, à l’hôpital), l’usage constant des miroirs, des vitres et des transparences en tout genre. Superbe photographie de Thimios Bakatakis.


On retiendra plusieurs plans et scènes. Le moment le plus choquant du film, le choix absurde et le sacrifice ultime du père. La dernière scène au restaurant, au ralenti: rien n’est dit mais on comprend tout. Et ce plan, terrifiant, à l’hôpital, vu d’en haut, un « crane shot » sur l’enfant qui tombe au sol, comme si Dieu observait ce qui se passe chez les hommes. La caméra, souvent à distance des personnages, tapie dans l’ombre, semble toujours représenter quelqu’un ou quelque chose qui poursuit les personnages, les couve du regard, les surveille et s’apprête à les attaquer (Dieu ? leur destin? Martin?).


Comme dans The Lobster, le cinéaste joue sur le malaise et le comique qui lui est associé. Cela commence avec des petites remarques inappropriées, à savoir les nombreuses fois où on évoque, en public, les règles de Kim (Raffey Cassidy). Mais l’humour devient rapidement bien plus dérangeant, comme lorsque que Stephen raconte une anecdote particulièrement glauque à son fils. On rit, mais on se sent coupable de rire….


Colin Farrell et Nicole Kidman se retrouvent, après Les Proies. Colin Farrell joue parfaitement cet homme étranger à lui-même, à la voix monotone (mais au bel accent irlandais!), qui n’arrive pas à prendre de décision et laisse la vie passer, sans agir. Nicole, la Stabat mater du film, est impressionnante, elle qui tente de prendre les choses en main. Décidément, c’est son année. Le jeune Barry Keoghan est brillant et terrifiant, un véritable psychopathe qui m’a rappelé le personnage de We Need to Talk about Kevin.


Bref, un film malsain à souhait, empli d’une inquiétante étrangeté comme on en voit rarement au cinéma et qui ne plaira définitivement pas à tout le monde. Un peu déçue que ce film n'ait eu "que" le prix du scénario et que The Square ait eu la palme d'or....


Des films comme celui ci, qui bousculent, intriguent et demandent un effort d’interprétation de la part du spectateur, c’est, personnellement, tout ce que je demande au cinéma.

Clairette02
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le 6 nov. 2017

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Clairette02

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