[Critique à lire après avoir vu le film]
Octobre, c'est la saison des champignons, en forêt comme au cinéma : après Quand vient l'automne, dans la campagne bourguignonne, voici ce Miséricorde où l'on part également à la cueillette, cette fois dans l'Aveyron. Si les sublimes rousseurs automnales servent d'écrin à l'un et à l'autre, si une intrigue policière sous-tend les deux films, la poêlée d'Alain Guiraudie s'avère nettement plus relevée que celle de François Ozon.
Un univers, voilà ce que possède Guiraudie bien davantage qu'Ozon. Chez Guiraudie, on aime les gueules cassées, les corps flétris ou grassouillets, les destins cabossés. L'homosexualité est par ailleurs au coeur de cet univers, ou plutôt la bisexualité car le désir ne s'embarrasse pas chez Guiraudie de question d'orientation sexuelle. Le cinéaste aime choquer le bourgeois : on se rappelle, par exemple, Rester vertical, où un vieil homme demandait à un jeune de le suicider par sodomie... Ici on ne verra rien, ou presque, et pour cause : Miséricorde nous parle de frustration(s).
Jérémie, qui vient de quitter un poste de salarié d'une boulangerie à Toulouse, est de retour au village de son enfance. Son ancien patron, celui qui lui a tout appris, vient en effet de casser sa pipe. Ce retour va s'avérer explosif. Le site critikat a légitimement invoqué, s'agissant de ce film, le Théorème de Pasolini - autre cinéaste homosexuel. L'irruption de ce jeune homme empli de désirs va en effet perturber la vie en huis clos d'une petite communauté : Martine, la veuve, Vincent son fils, resté au village avec sa petite famille, Walter, un ami d'enfance, et enfin un mystérieux curé. Puisque le film est placé sous le signe de la religion, on notera le prénom du héros, Jérémie, l'un des prophètes célèbres pour avoir fait trembler le peuple juif par ses prédications.
Empli de désirs, ai-je écrit : Jérémie est attiré aussi bien par Martine que par Walter. Quant au macchabée, on comprendra qu'il le trouvait également très à son goût ! Avec Vincent il y a aussi attirance, mais d'une façon particulière : c'est dans la bagarre que les corps se rapprochent. J'ai pensé ici au très joli film de Doillon, Nos séances de luttes, où la castagne entre les deux amoureux prenait des allures de coït.
Jérémie verra échouer ses tentatives :
- Martine, qu'il voussoie, veut garder Jérémie auprès d'elle essentiellement pour ne pas ressentir le poids de la solitude. Elle agit sans cesse en mère, rassurant Jérémie qui a fait un cauchemar, lui demandant à chaque fois qu'il rentre où il était passé, entrant dans la salle de bain alors qu'il se douche comme s'il s'agissait de son fils. Cette ambiguïté permet de jeter l'inceste dans le panier déjà bien vénéneux que nous offre le cinéaste. Elle explique aussi la jalousie de Vincent, en qui on peut voir une sorte de Caïn. Sauf que, comme Guiraudie n'aime rien tant que détourner les récits, ce sera Abel le meurtrier...
- Walter est désarçonné par le geste de Jérémie qui se présente à moitié nu devant lui après avoir pas mal picolé : il ne s'est jamais vu comme "pédé". De quoi sortir son fusil pour exprimer sa gêne. La solitude de ce touchant personnage, noyée dans le pastis, est aussi palpable que celle de Martine.
- Avec Vincent, la hargne va vite quitter le terrain du jeu. Il faut dire que Jérémie occupe sa chambre et a revêtu les habits de son père, avec l'agrément de Martine, ce qui commence à faire beaucoup. Vincent est par ailleurs convaincu - avec raison - que Jérémie veut coucher avec sa mère... Guiraudie a veillé à rendre Catherine Frot aussi peu sexy que possible, rendant l'hypothèse assez savoureuse.
La tension monte entre les deux amis d'enfance. D'autant que Vincent a pris l'habitude de venir réveiller Jérémie à 4h du matin, juste avant d'embaucher, pour le titiller. Tout ça va finir en combat singulier. Victoire par K.O. de Jérémie, à coup de pierre sur le crâne. Le détail n'est pas anodin : tous ces désirs refoulés relèvent de l'ancestral, du cerveau reptilien, des origines de l'homme, du temps où l'on se battait à coups de bâton ou de pierre. On notera d'ailleurs que l'homme qui est tué, Vincent, est le seul qui s'oppose à l'oeuvre du prophète Jérémie, le seul aussi qui est inséré dans la société, par son job. Quant aux champignons, ils représentent le cycle immuable de la vie, qui veut que la pourriture génère de nouvelles pousses.
Au service de ce retour aux énergies primitives, on notera la quasi absence des marqueurs de l'époque contemporaine : pas de téléphone portable en particulier, ce qui fait un bien fou. Un voiture, une télé, point barre. Seul le fils de Vincent échappe à la règle avec sa Play Station, mais lui et sa mère sont des personnages secondaires, ne servant qu'à alimenter le halo réaliste du film. Car Guiraudie a tenu à faire tenir ensemble les deux bouts : la fable subversive et la réalité contemporaine. On parle des gens qui vont à présent acheter leur pain en grande surface, du "trou" que laissera Jérémie dans son CV en ne reprenant pas tout de suite un travail, des investissements nécessaires pour reprendre une exploitation, du job qui oblige à se lever à l'aube. Autant d'éléments typiques de l'époque, qui côtoient des anachronismes tels que ce curé en soutane rappelant le temps de Don Camillo. Ce mélange fait tout le sel du film.
Revenons à la scène du crime. Plus qu'à creuser un trou au pied d'un bel arbre pour cacher le corps. Le cadavre doit constituer un très bon engrais puisque des morilles ne vont pas tarder à pousser là ! Un indice qui n'échappera pas à la marée chaussée, pour une fois perspicace au cinéma. Quant à l'omelette aux morilles, elle passera difficilement...
La cueillette ne s'était jusque-là pas avérée fructueuse : Vincent avait assuré qu'il fallait attendre la nouvelle lune pour trouver des ceps et Jérémie, en "étranger" qu'il est devenu, ne connaît pas les bons coins. Pourtant, nouvelle lune ou pas, un personnage réalise à chaque fois une prise miraculeuse : il s'agit du curé, sorte d'ange gardien omniprésent, ou de sorcier omniscient qui apparaît toujours au bon moment. Le religieux qui tenait un discours convenu aux obsèques va s'avérer délicieusement subversif : il mettrait bien Jérémie dans son lit. Or, il est précisément le seul personnage qui n'attire pas ce dernier. Frustration là aussi.
Le curé n'est pas seulement un homo qui déclare sa flamme : il est porteur d'une morale très personnelle. On sait que la logique du Christ n'était pas celle de la société ("rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu"). Aux yeux du curé, envoyer Jérémie en prison ruinera sa vie sans pour autant faire revenir Vincent. Et le jeune homme - qu'il aime, ce qui introduit évidemment un biais - n'est pas un assassin de nature. Comment va-t-il lui dire tout cela ? Puisque Jérémie, dans la Bible, est connu pour ses confessions, il va se voir invité par l'homme d'église à recevoir la sienne. La scène est finement écrite : en évoquant "le meurtrier", notre curé sait parfaitement qu'il est compris par son confesseur. Ayant retenu la leçon de Crime et châtiment, Jérémie est convaincu qu'on ne peut vivre très longtemps avec un tel poids sur la conscience. Au bord d'un précipice, pour le sauver du suicide, le prélat saura le convaincre qu'on peut parfaitement s'arranger avec sa conscience : n'est-ce pas ce que font des millions de personnes chaque jour ? Une simple question d'entraînement, de même qu'on peut s'entraîner à aimer quelqu'un. Ce mélange de pragmatisme et d'immoralité rend ce curé, tout droit sorti d'un roman de Bernanos, assez réjouissant.
Pour Jérémie, l'homme en soutane est véritablement providentiel. Alors que le jeune homme est sur le point d'être démasqué, ce que Guiraudie exprime par un plan rapproché sur son visage, l'abbé apparaît pour lui fournir un alibi : ils ont passé la nuit ensemble. Mais, on l'a dit, nos deux gendarmes ont du flair : le brigadier viendra lui soutirer des aveux dans son sommeil ! Décidément, on ne laisse jamais Jérémie dormir tranquille dans ce village... Le gendarme a même un passe-partout qui lui permet d'entrer alors que les portes ont été verrouillées par Martine.
Péripétie suivante : comme dans les vaudevilles, Jérémie se réfugie dans le lit du curé - cette dimension vaudevillesque était déjà présente dans le précédent opus de Guiraudie, Viens je t’emmène. Le gendarme se présente, constate la coucherie mais veut "vérifier jusqu'au bout" ! Emoi du curé choqué, qui s'extraie du lit... avec, on le découvrira, une superbe érection (prothèse assumée) ! Le brigadier reparti, plus qu'à aller déterrer le corps pour le cacher à sa juste place : au cimetière bien sûr ! Alors que Martine trouve Jérémie dans la rue et lui demande une fois de plus "où [il] était", Guiraudie ménage un suspense subtil : un léger bruit de pelle dans le cimetière d'à côté. Malicieux. Finalement, Martine ouvrira sa couche à Jérémie, en refusant ses avances ("c'est un peu tôt, on va déjà dormir"). "Je peux te prendre la main au moins ? - la main oui". Ainsi s'achève, dans la plus grande pudeur, ce film traversé par les démons.
La galerie de personnages que met en scène Guiraudie a de quoi réjouir : une bobonne à la diction pâteuse, son fils à bec de lièvre, un obèse crado, un curé bedonnant ; toute cette ménagerie emporte le spectateur dans un monde loufoque. L'interprétation est impeccable - mention spéciale à David Ayala qui incarne un Walter captivant. Enfin, les qualités plastiques ne sont pas absentes : on notera un beau plan d'ensemble de cette forêt aux troncs blancs, l'arbre magnifique au pied duquel Vincent est enseveli, ou encore tous les plans de nuit du presbytère, avec la croix blanche perçant discrètement l'obscurité. Alors certes, ce Miséricorde aux allures de fable vicelarde n'est pas d'une profondeur inouïe : il ne renouvellera pas la vision que vous aviez de la vie. C'est une pochade, mais de haute tenue. Guiraudie est décidément une valeur sûre. Pas comme Ozon.
7,5