Les sauvages ne sont pas toujours les autres
A l’heure où les Indiens Guaranis doivent encore lutter contre les grands propriétaires et l’Etat fédéral brésilien, le film de Roland Joffé n’est pas inutile pour rappeler certains épisodes de l’histoire de l’Amérique du sud, et notamment l’histoire de ces peuples écartelés entre les intérêts divergents des différents types d’Européens intervenus dans ce « nouveau monde » (nouveau seulement pour les Européens, bien sûr).
J’avais pour ma part découvert ce film il y a déjà bien longtemps, au lycée, en cours d’espagnol plus précisément, et j’en avais gardé un très bon souvenir, indépendamment du sujet, l’encomienda. Je viens de le revoir, avec d’autres yeux, et la beauté de ce qui nous est montré me touche toujours, de même que cette musique qui est restée en moi depuis tout ce temps, cette musique dont j’apprends qu’elle était d’Ennio Morricone, cette terrible musique au hautbois qui me procure des frissons rien qu’à l’entendre, quel morceau !
Les images aussi sont belles, tournées notamment sur le site exceptionnel des chutes d’Iguazu. Mais là n’est pas l’essentiel. Le film est beau parce qu’il montre la lutte d’une poignée d’hommes contre la domination implacable des intérêts espagnols et portugais, soutenus par l’Eglise, le combat perdu d’avance pour conserver aux Guaranis le droit d’exister et d’être respectés comme des humains à part entière et non d’être traités comme des sauvages taillables et corvéables à souhait. La lutte de quelques jésuites s’opposant à leurs compatriotes européens et aussi à l’Eglise qui ne les soutient pas, pour des raisons politiques lointaines. La lutte pour des idéaux, deux siècles après la controverse de Valladolid.
Le film est une histoire de conversion, celle des Guaranis au catholicisme, celle d’un personnage, Mendoza, à la rédemption, celle du cardinal, au rôle salutaire de la mission, même s’il ne peut aller au bout de son évolution. Un film sur le sens de la vie. Mais je reprocherais certains choix dans le scenario, même si l’on ne peut pas tout voir en un seul film. Par exemple celui de ne pas nous avoir montré comment le jésuite, seul, fait face à l’hostilité des Indiens et parviens finalement à les convertir. Cela pourrait faire l’objet d’un film entier, mais les scènes montrant ce changement d’attitude face à la religion des Européens sont trop brèves. La scène du prêtre crucifié et jeté dans la rivière est terrible et très forte, mais celle où le personnage incarné par l’excellent Jérémy Irons parvient à ne pas se faire massacrer grâce à sa flute est un peu caricaturale et rapide. Après cette scène, on ne sait pas du tout comment il parvient à les rassembler dans sa chapelle, même si on se doute qu’il utilise la musique. Dommage, vraiment dommage, on avait là un film qui sans doute aurait été passionnant.
Non, les scénaristes ont plutôt fait le choix d’entremêler des parcours individuels et le destin des Guaranis qui ne pouvait être que le résultat des querelles opposant les Jésuites, l’Eglise, les Espagnols et les Portugais. Les destins individuels sont ceux du Jésuite venu convertir les Indiens tout en les respectant, ainsi que celui d’un mercenaire espagnol trafiquant d’esclaves qui accepte de faire pénitence après le meurtre de son frère et finit par se convertir à la cause des Indiens qu’il utilisait auparavant, personnage à la conversion un peu facile incarné par un Robert de Niro magnifique en barbu avec catogan. Ces hommes vont tenter de défendre la cause des Indiens face à des Espagnols et Portugais qui n’ont pas du tout la même vision.
Le film prend parti au sujet d’événements qui se sont effectivement produits au milieu du XVIIIème siècle : Roland Joffé met en avant le rôle des Jésuites, la mise en place par eux de missions au sein desquelles les revenus étaient partagés entre tous, au sein desquelles les Indiens travaillaient, mais étaient respectés et bénéficiaient du fruit de leur travail. Il critique la pusillanimité de l’Eglise qui ne les soutient pas et les lâche même face aux pressions des Espagnols et des Portugais. Car les missions des jésuites étaient pour ces derniers une inacceptable concurrence, un mépris de la propriété et de l’autorité royale (les terres appartenant à l’une ou l’autre des deux Couronnes, selon des traités signés entre elles), une réalité pouvant remettre en leurs intérêts fondés sur l’exploitation éhontée des Indiens.
Le film centre donc son propos sur la volonté des Etats espagnols et portugais de reprendre la main sur ces territoires gérés par les jésuites de façon quasi indépendante. Il met alors en valeur la violence des Européens, qui n’hésitèrent pas à massacrer les Indiens et les Jésuites qui s’opposaient à eux, même pacifiquement. Le thème des formes de résistance est ainsi abordé, même s’il l’est à mon avis de façon trop succincte, à travers l’opposition entre les personnages joués par De Niro et Jérémy Irons.
Au total, Mission donne ainsi une image très positive des Jésuites, qui sont opposés aux « monstres » espagnols et portugais, mais ce choix est discutable car l’action des Jésuites, peut-être plus douce, n’était pas dénuée d’arrière-pensées, celles d’étendre la domination de la religion chrétienne. D’ailleurs, ce sont les Espagnols qui ont fait appel à eux suite aux révoltes indiennes. On peut ainsi légitimement reprocher à Joffé son point de vue, résumé à la fin du film, par cette phrase : « The Indians of South America are still engaged in a struggle to defend their land and their culture », relevée également par French-Coast dans sa critique ( http://www.senscritique.com/film/Mission/critique/13927407) : c’est quand même un peu gonflé de finir ainsi quand on n’a pas parlé des efforts des Jésuites pour imposer leur religion à ces peuples… Certes, les jésuites ont dans cette affaire le beau rôle, ils n’exploitaient pas les Indiens comme les autres, mais ils leur ont quand même imposé une culture. Certes, c’est le job des jésuites, on ne peut le leur reprocher, mais c’est quand même un fait qu’il est un peu malhonnête d’omettre quand on finit en disant que les Indiens continuent de se battre pour défendre leur culture…
Bref, un très beau film auquel on pourrait toutefois reprocher certains choix, notamment une présentation partiale, un peu trop manichéenne dans l‘évocation des faits historiques relatés.