MMXX
4.7
MMXX

Film de Cristi Puiu (2023)

Quatre histoires de parole et d’écoute, au temps du Covid

A partir d’une année volée en éclats, 2020, « MMXX », l’année du Covid, Cristi Puiu (3 avril 1967, Bucarest -) explose son sixième long-métrage en quatre chapitres, quatre panneaux dont les trois premiers s’articulent, alors que le quatrième apporte, dans l’après-coup, une résonance particulière au second. Le réalisateur roumain est un homme du temps long. Chacun de ses récits prend le temps de se déployer au fil de longs échanges, le plus souvent entre deux personnes, mais impliquant parfois d’autres locuteurs.

Non sans humour, le réalisateur-scénariste ouvre son premier volet, inscrit en cette vingtième année du deuxième millénaire qui nous confina tous, nous privant ainsi de notre chère liberté de déplacement, sur l’air de La Traviata, « Sempre libera », qui lui donne son titre. Grand écart d’ailleurs figuré par la position de l’auditrice, basculée en arrière dans un fauteuil, jambes largement ouvertes en V vers le plafond. S’ensuivra une conversation, professionnelle, puisque la jeune femme (Bianca Cuculici) s’avère être psychanalyste, recevant une patiente pour un premier rendez-vous. On s’étonne au passage d’une conduite de séance qui diffère sur plusieurs points des pratiques françaises. En un plan essentiellement fixe - sauf, justement, lors de ces perturbations… -, à distance respectueuse de ce duo féminin, le réalisateur s’attache au déroulé d’un questionnaire visiblement standard (une standardisation signalée par un « nous » auquel recourt la thérapeute) et aux glissements qu’il provoque, à la fois dans l’équilibre des forces et dans les échos qu’il éveille en chacune des locutrices. Si la thérapeute apparaît, au début, comme passablement névrosée et sourde au discours de l’autre autour d’une histoire de stylo, on la voit, au fur et à mesure qu’elle s’enfonce dans son fauteuil professionnel, s’enfoncer également dans son rôle et mener le dialogue avec davantage de maîtrise ; même si de petits ratés révèlent encore des failles. Parallèlement, un subtil et intéressant divorce s’instaure entre les réponses de l’analysante au questionnaire et ce que livrent les expressions de son visage ou parfois même ses seules intonations, hésitations, reprises… D’emblée, Cristi Puiu frappe fort, en donnant à entendre non seulement ce qui est dit, mais aussi et surtout tout ce qui n’est pas dit, n’accède pas à la profération mais sourd secrètement à travers tous les vecteurs que, précisément, le cinéma a le pouvoir et la force de montrer. 

« Baba au rhum » remet en scène deux des trois protagonistes initialement observés : Oana, la thérapeute, et son jeune frère Mihai (Laurentiu Bondarenco). Au moyen d’un simple changement de pièce dans le grand appartement d’Oana, sa cuisine et non plus son cabinet-bibliothèque, le climat du huis-clos devient autre, justifiant le titre de cette partie, dans laquelle le frérot se montre exclusivement préoccupé par la confection du « baba au rhum » qu’il a décidé de faire pour célébrer son propre anniversaire. Là encore, un glissement va s’opérer, de cette préoccupation aussi agaçante qu’ubuesque à un comportement tout autre, le frère consentant à se voir peu à peu relégué à l’arrière-plan, face à une urgence autrement plus impérieuse que celle qu’il brandissait au début : une amie du couple formé par Oana et Septimiu (Florin Tibre) a dû être transportée d’urgence à l’hôpital où elle a accouché avant terme, se voyant aussitôt subtiliser son bébé par les directives étatiques ; « pour quinze jours », officiellement… Là encore, la conversation est reine, puisque le suivi de la soirée hospitalière s’effectue par le biais d’un nombre incalculable d’échanges téléphoniques avec des tiers absents qui vont progressivement museler le frère, puisqu’il s’agira également de parvenir à mobiliser des intermédiaires qui pourraient assurer un bon déroulement de cette hospitalisation, pour la mère comme pour l’enfant… À cette occasion, le portrait moral d’Oana se précise par ricochet, puisqu’on la découvre plus empathique que dans la situation professionnelle précédente, plus impliquée, et aussi plus brillante, comme le laisse entendre Mihai, lorsqu’il l’interpelle par un « première de la classe »…

Le maillon suivant est assuré par Septimiu, le mari, donc, qui, dans « Norma Jeane Mortenson », se retrouve véritablement incarcéré dans une situation péri-professionnelle : dans la salle de repos hermétiquement close où il peut s’accorder quelque répit durant ses gardes à l’hôpital, Septimiu reçoit les confidences d’un ami à la fois ambulancier et acteur, qui a vécu, quelques années auparavant, une étrange aventure amoureuse avec la maîtresse d’un mafieux. Les codes de la masculinité sont interrogés, du mafieux au subterfuge utilisé par son éventuel rival, en même temps que défilent, dans cet ancien pays du bloc soviétique, nombre de références à la culture états-unienne, signes du changement des temps : la Maryline Monroe du titre, alors sous son nom de naissance, Spiderman, Men in black… Pastichant le premier volet, le dispositif est quasi-psychanalytique, le confessant se livrant à un écoutant placé derrière lui, à la tête du lit sur lequel il se repose également. Mais l’écoutant en question est lui-même à demi allongé, sur un autre lit face caméra, et perpendiculaire au premier. Et, tout en étant distrait par la crainte d’être contaminé par le Covid-19 et par les examens qu’il s’administre coup sur coup, il n’est guère moins attentif que sa propre épouse, dans la situation du premier volet. Distrait mais moins dispersé, puisque le plan peut ici s’offrir le luxe d’être presque continuellement fixe, sauf à la toute fin et lors d’une brève interruption, provoquant toutes deux un léger pivotement.

Le quatrième et dernier volet, sous un titre énigmatique accessible aux seuls lecteurs de l’alphabet cyrillique, introduit un personnage en apparence étranger à l’univers du triptyque précédent : un enquêteur, qui va conduire successivement différents entretiens, d’abord avec un collègue de travail qui n’est pas totalement étranger au suicide d’un autre collègue, et également ami du premier ; puis avec deux personnes interpellées, un homme puis une femme, ancienne prostituée ayant côtoyé des barons du grand banditisme. Là encore, un décalage s’opère entre l’écoute intense de l’inspecteur recueillant un témoignage important et l’indisponibilité de son esprit, que différents petits signaux trahissent comme encore tout entier absorbé par son deuil récent. Un deuil ravivé par le fait que cette déposition s’effectue dans une grande maison particulière où s’est réunie une foule de gens à l’occasion de funérailles. Après une spectaculaire entrée en scène de l’extérieur, à travers un vaste ciel et une végétation verdoyante, à l’occasion de l’arrivée du policier sur ces lieux, l’espace se resserre et se confine à nouveau dans une pièce, le dispositif cinématographique se voyant spécularisé par le fait que cette confession va se trouver enregistrée, mais avec un objectif obturé à la demande de la femme auditionnée. Or sa confession ouvrira, à son insu, un inquiétant dialogue avec l’un des aspects du second volet, et permettra de mieux comprendre l’alarme des protagonistes au sujet du sort réservé au bébé de l’amie... Pendant funèbre à l’aria tiré de l’opéra de Verdi, le long-métrage se referme sur des chants d’enterrement a cappella, produits par une magnifique polyphonie masculine.

Cristi Puiu n’en finit pas de questionner le cloisonnement entre les êtres, l’incommunicabilité au sein même de l’échange en apparence le plus vif, et de quelle façon le resserrement sur l’intime provoqué par l’année 2020 n’a pas permis de creuser plus loin encore cette intimité, de l’approfondir, et a au contraire été source de malentendus, de replis sur soi, et d’échecs de la communication. A l’occasion de ce constat plutôt sombre, il jette quelques regards acérés, et non moins sombres, sur la société roumaine contemporaine : qu’il s’agisse de la conduite d’une cure psychanalytique normée à l’extrême car s’inaugurant par un questionnaire standard, de l’état de l’hôpital, qui ne semble pas avoir progressé depuis La Mort de Dante Lazarescu (2005), ou de la bonne santé, à l’inverse, des mafias et des différents trafics, de femmes, d’organes, de nourrissons… Une lucidité et une noirceur qui n’excluent pas la beauté d’instants volés, de changements de lumière, du vent, de la musique…


Critique également disponible sur Le Mag du Ciné : https://www.lemagducine.fr/cinema/critiques-films/mmxx-film-cristi-puiu-avis-10064464/

AnneSchneider
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le 4 nov. 2023

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