Ken Loach, poings levés devant sa Palme d’Or nouvellement acquise, est l’image qu’on retiendra de ce 69e Festival de Cannes. Une image faisant écho à celle qui, dix ans auparavant, voyait déjà souffler le vent de la première Palme loachienne. Désormais membre du club très fermé des double-lauréats – 8 membres – Ken Loach a touché le Jury de George Miller au cœur. « Nous avons travaillé avec amour et fierté », précisait Donald Sutherland, en conférence de presse. Deux thèmes qui guident l’intrigue de son dernier film, avec une émotion bouleversante de simplicité et de justesse.
Si Cannes, né de la volonté d’apporter une réponse pacifiste à la Mostra de Mussolini, se veut l’instantané artistique du monde, quel meilleur ambassadeur que le réalisateur de Moi, Daniel Blake pour le représenter ? Portant un regard tendre et franc sur ses contemporains, le cinéaste britannique questionne notre société avec des films tournés à hauteur d’homme, depuis près d’un demi-siècle. De ses débuts à la télévision et Kes, envolée lyrique présageant de la veine sociale de ses œuvres à venir, il ouvre le regard du spectateur aux enjeux actuels, qu’on croit connaître mais qu’on connaît finalement peu.
Ce n’est pas tant le chômage qu’il traite à travers le portrait humaniste de Daniel Blake, mais l’aveuglement collectif de la société quant aux dysfonctionnements qu’elle a elle-même engendrés. Confronté à l’absurdité de la bureaucratie, ce charpentier au seuil de la soixantaine livre un discours de vérité, aussi puissant que les mots par lesquels Ken Loach a achevé son discours de remerciement : « Un autre monde est possible et nécessaire ». Daniel Blake, Monsieur Tout-le-monde singulièrement bon, entraîne le public dans une lutte contre le misérabilisme social, et toutes ses facettes, y compris les plus insoupçonnées. De sa rencontre avec une mère célibataire fraîchement installée à New Castle, émerge la fresque de galériens du quotidien.
Des laissés-pour-compte qui ne sont ni des marginaux, ni des « profiteurs du système », comme l’a précisé Paul Laverty, scénariste du film et éternel complice de Loach, aux côtés de la productrice Rebecca O’Brien. « Ce sont des personnes qui affirment leur dignité », a-t-il détaillé, évoquant la banque alimentaire où se pressaient les 2.000 bénéficiaires qui ont inspirés le scénario. Une histoire que Laverty a proposée à Ken Loach pour le faire revenir à la mise en scène, activité qu’on a craint de le voir délaisser après Jimmy’s Hall (2014) et son accueil en demi-teinte. Sans dévoiler les jalons de Moi, Daniel Blake, on notera que la force du scénario réside dans les moments de grâce et de tragédie qui se succèdent avec une pudeur éthérée, faisant toute la beauté de cette œuvre pleine d’empathie.
Auteur d’une filmographie sincère et engagée, Ken Loach soufflera sa 80e bougie dans moins d’un mois. Avec Moi, Daniel Blake, il donne non seulement une leçon de cinéma, mais aussi une leçon de vie. Faisant partie des films qui nous hantent, de la meilleure manière qui soit, ce drame intimiste parfaitement maîtrisé concentre la quiescence du septième art selon Loach. Une fenêtre sur le monde, dotée de rôles secondaires apportant d’autant plus d’authenticité. La quatorzième sélection cannoise de Ken Loach (15 avec Black Jack, à la Quinzaine des Réalisateurs) lui vaut de se hisser en père d’un palmarès qui offre la clarté nécessaire à une époque troublée, où l’individualisme ne doit pas primer sur les valeurs humaines. Jeu de focale dont Loach est le maestro et, pour lequel, c’est à nous de lui dire merci.
Moi, Daniel Blake de Ken Loach, avec Dave Johns et Hayley Squires.
Pas encore daté, Palme d’Or du 69e Festival de Cannes.