Moloch
7.3
Moloch

Film de Alexandre Sokourov (1999)

A la fin de mon visionnage il fallait se rendre à l'évidence : rarement un film avait à mes yeux aussi bien saisi l'intime d'une figure si déshumanisée à l'accoutumée. Car si le Moloch de Sokourov n'est pas un film à la véracité historique implacable comme le reste de sa tétralogie par ailleurs (Taurus et Le Soleil en particulier), l'usage absolu du prisme de l'humain est d'une pertinence redoutable. Le mondain en tableaux morbides inévitablement sublimés, une vision de l'art pour rendre compte de l'Histoire puis l'épouser.


Nous sommes ici loin de la guerre, loin de la politique, déconnectés du réel. Perchés dans les hauteurs des montagnes nuageuses et enneigées, surplombant le monde et ses conflits entre mortels à la manière du Mont Olympe. Le cadre est alors posé, Sokourov peut se pencher sur "son" Hitler et "sa" Eva Braun le temps d'une journée de printemps 1942. Un sujet certes grave mais une oeuvre pourtant simple, juste, sensible et délicate. Ce film est d'abord l'histoire d'un couple dans sa trivialité destructrice et touchante. Des icônes nécessairement grotesques aussi, ces toiles à l'ineffable beauté captatrice d'une réalité de la chair comme d'esprits tourmentés.


Ainsi Eva amante passionnée incarne au détour d'une séance matinale de gymnastique entre brume et lumière ce culte du corps solaire, le tout accompagné par du Wagner : tableau magnifique. De l'autre côté Hitler et ses fanatiques souhaitent se reposer quand les morts au loin tombent par milliers.


Le but est de peindre l'humain et ses faillites naturelles pour Sokourov. Filmer pour aller au-delà du culte de la personnalité dont s'abreuve l'entourage d'Hitler lors de banquets tout sauf platoniciens. Le Soleil montrait l'enfance. Taurus la vieillesse. De son côté Moloch se rapprocherait plus de l'adolescence. Car comme tous les adolescents, Hitler est complexe, tiraillé entre deux âges, deux identités. Capable d'autorité devant un homme d'église comme de caprices puérils avant de "passer à table". Lucide sur sa condition comme ridicule quand il évoque Mussolini et son influence climatique. Il condamne à mort des chiots mais loue la botanique en pleine nature. De la même façon il ignore Eva pour mieux danser et jouer avec elle par la suite. Une revendication de corps sculptés quand il donne à voir une carcasse bedonnante. Le morbide dépeint sans compromis la chute propre aux humains transcendée par l'excès ici.


Chez Sokourov l'homme est complexe et Hitler n'échappe pas à cette règle. Ce n'est pas le monstre qui intéresse, c'est son humanité profondément dérangeante et dérangée, en proie à la souffrance (le rapport à la saleté, sa peur de la mort) que seule Eva parvient à comprendre dans ce lieux atemporel. Le cinéaste russe s’intéresse à l'intime, et l'intimité est toujours belle même si elle dérange.


Il n'y a pas de place pour les clichés ni pour la satire et encore moins pour le manichéisme dans Moloch. Il n'y a que du beau, une beauté du laid diront certains. Et même si le film peut s'apparenter en ce sens à un enchaînement de tableaux figeant des instants d'humanités complexes lors de scènes simples et anodines (un dîner, une séance de cinéma, un bain), le scénario reste d'une grande intelligence, embrassant les maux de l'Histoire comme de ses acteurs.
Car si le film nous présente Hitler vu sous un angle différent, il nous dépeint définitivement l'idéologie nazie au travers de symboles disséminés dans une multitudes de scènes au moyen d'un artifice naturel fascinant. Il nous montre également ce fanatisme effréné dont peut faire preuve l'homme face à un être" banal" érigé en maître. Le prix du scénario remis à Cannes présidé par Cronenberg étant une juste récompense pour cette oeuvre simple en apparence mais horriblement dérangeante de complexité quand elle aborde l'humanité des monstres. Monstrueux car profondément humains.


A travers ce film inclassable, Sokourov parvient alors à briser la figure historique pour saisir l'essence issue de l'intime. L'essence d'une idéologie épuisée jusque dans ses contradictions du quotidien de la vie impossible, l'essence de l'humanité d'un d'un couple amoureux avant toute chose. Le film est visuellement incroyable, d'une beauté de chaque instant. Beaucoup de symboles et peut être même trop mais qu'importe. Moloch est ce film qui gêne, qui déstabilise car c'est une oeuvre d'une intelligence rare à la beauté qui sait cristalliser ces instants d'intimités authentiques. Les instants d'une romance morbide et terriblement humaine. Le film se concluant logiquement sur un bref échange entre la beauté et la mort, un autre couple, un reflet. Les sacrifiés pour l'art.

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le 3 août 2016

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Chaosmos

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