Le cinéma est un sport de combat !
Jean-Paul Civeyrac est un cinéaste discret ; son travail – pourtant respecté – n’a jamais vraiment fait la Une de la presse cinéma, et c’est bien triste. Sans doute faut-il y voir une marque de modestie de la part du cinéaste, qui correspond mal aux objectifs économiques d’une presse passablement sinistrée. D’autres réalisateurs en marge, tels que Bruno Dumont ou Jean-Charles Hue, sont bien meilleurs clients. L’un comme l’autre savent utiliser les ficelles de la communication pour mettre en avant leur art, chose que Jean-Paul Civeyrac se refuse à faire.
Bien qu’il puise son cinéma dans les œuvres de Bresson, Bergman ou Dreyer, c’est aussi du côté de Pierre Bourdieu qu’il faudrait chercher une influence. Ils ont plus en commun que leur seul parcours – s’étant arrachés à leur milieu populaire grâce à ce qu’il est convenu d’appeler l’école de la République – : de Bourdieu, Civeyrac partage aussi la finesse d’analyse et de regard sur les mécanismes de domination à l’œuvre dans les sociétés capitalistes. Là où le scientifique usait de la sociologie comme d’un sport de combat, le cinéaste recourt à l’art. Dans Ni d’Eve ni d’Adam, il mettait en lumière la façon dont l’argent et l’architecture urbaine se faisaient outils d’humiliations. Dans Des Filles en Noir, son précédent film, ses deux héroïnes réagissaient, comme elles le pouvaient, à cette utilisation de l’espace qui uniformise et isole les classes populaires. En s’inspirant aujourd’hui de Victoria et les Staveney, de la romancière américaine marxiste Doris Lessing, c’est aux dispositifs du racisme que s’attaque le cinéaste. Et, comme chez le sociologue, le constat sur la situation sociale est terrible : tous deux mettent en avant ce que d’autres n’ont pas hésité à nommer la violence des riches. «L’époque n’est pas drôle, il n’y a pas de quoi rire», disait Bourdieu. Mais au-delà de ce point, Civeyrac s’éloigne de la démarche du sociologue. L’artiste n’a pas la prétention de l’intellectuel, qui voyait dans la pratique de la sociologie une arme d’autodéfense que les dominés se devaient de connaître : il tient seulement à rendre justice aux classes défavorisées.
Le fatalisme de ses films est contrebalancé par une croyance en l’art – le cinéma, évidemment, mais aussi et surtout la musique. L’auteur compose avec quelques grands maîtres, insufflant ainsi du romanesque dans des histoires souvent pathétiques. Après avoir sauvé ses précédents personnages grâce aux compositions de Bach ou de Gluck, c’est à l’iconoclaste compositeur Moondog qu’il fait aujourd’hui appel pour accompagner les errements de Victoria. On retrouve, chez le compositeur autant que chez le personnage, une même idée du déclassement, une même capacité d’imposer aux autres leur vision des choses. Civeyrac ne le cache pas, le film revêt une part d’autobiographie, mais c’est bien sa fascination pour la volonté de son héroïne qui, en fin de compte, en est le moteur. Pour rendre justice à Victoria et à son interprète –Guslagie Malanda –, Il dilue son regard sociologique dans une mise en scène élégante et précise qui n’hésite pas à jouer avec l’ombre et la lumière pour créer des êtres fantomatiques. Ce n’est pas pour rien qu’il a donné pour titre Fantômes (2002) à l’un de ses films, en écho lointain à ceux de Kyoshi Kurosawa. Les héros de la classe ouvrière qui composent son œuvre ne se sentent que trop rarement à leur place ; combatifs, ils le sont par la mise en scène, pour être, au sein du récit, relégués hors de la réalité des autres personnages. La narration même du film, placée sous l’égide d’une voix off atone, fait figure d’effet à la fois littéraire et musical, mettant à distance les spectateurs de Victoria. Une voix maniée par le cinéaste à la façon des lignes de basse structurant les morceaux les plus sombres de Joy Division (groupe déjà évoqué dans Des Filles en Noir). La musique, au cœur du film, ne souligne donc pas seulement l’étrangeté de Victoria, mais la définit en tant que personnage : c’est en travaillant pour un disquaire spécialisé en jazz que sa vie sera, une nouvelle fois, bouleversée.
Car toute la bonne volonté du personnage ne suffirait pas à changer son destin. Enfant, la mort de sa mère la conduit à faire la connaissance d’Édouard, l’aîné de la famille chez qui, justement, travaillait sa mère. Une famille bourgeoise et progressiste, ayant réussi dans la pratique du théâtre, et dont le cadet, Thomas, est aussi un camarade d’école de Victoria. Tout sépare Victoria d’Édouard, l’âge, la classe sociale et ce qui, pour partie, induit celui-ci – la couleur de la peau. Édouard est riche et blanc, Victoria, pauvre et noire. Ce rapport est au cœur du roman comme du film : l’amour que la jeune femme ressent pour Édouard ne transcendera pas les classes sociales, bien au contraire. Dès leur première rencontre, Civeyrac laisse entrevoir, par le biais des dialogues, la façon dont les réflexes coloniaux restent à l’œuvre, même au sein des familles se revendiquant de gauche. Une nuit suffit à faire naître un amour platonique, mais il en faudra bien plus pour que Victoria admette que jamais, celui-ci ne pourra être consommé. C’est par goût de l’aventure, autant que par dépit, que, des années plus tard, elle entretiendra une liaison avec Thomas, retrouvé par hasard chez le disquaire chez qui elle travaille.
La relation qui naît alors permet au cinéaste de s’interroger sur la fascination du jeune homme pour le corps des noires, laquelle trahit un besoin d’exotisme pas si étranger à l’histoire coloniale de la France. Tous deux décident de se quitter en bon terme, et ce n’est que des années après que Victoria décide d’annoncer à Thomas qu’elle a eu un enfant de lui. Considéré comme un bienfaiteur de l’Afrique, Édouard révélera alors, à son tour, les réflexes réactionnaires de sa conscience de classe. Car c’est selon lui pour profiter de l’aisance financière familiale que la jeune fille leur impose l’existence de l’enfant. Tout, en fin de compte, concourt pour le cinéaste à mettre en lumière la façon dont la société française n’a pas réussi, ou voulu, tourner la page du colonialisme. Prise au piège entre une fascination douteuse et un rejet de classe, Victoria symbolise à elle seule ces Français que les institutions n’ont de cesse de vouloir désintégrer – continuation, en somme, de la violence coloniale subie par leurs ancêtres. Un constat que l’auteur cherche à alléger en s’inspirant de son vécu : comme lui, la fille de Victoria aura la chance dont sa mère avait été privée, bénéficiera d’une bonne éducation et d’un moyen de s’élever socialement. Une avancée que Victoria – à l’image du cinéaste – devra payer en s’éloignant de sa famille. Un dénouement en forme de happy end, certes amer, mais que le cinéaste magnifie grâce à l’utilisation de la musique – celle de Richard Rodney Benett, connu pour avoir composé la musique du film de Sidney Lumet, Le Crime de l’Orient-Express.
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