Un film entièrement centré autour de la notion de pureté
En 1988, les artisans du studio Ghibli ont déjà conçu deux longs-métrages : Nausicaä De La Vallée Du Vent et Le Château Dans Le Ciel. Deux chefs-d’œuvre et deux gros succès au box-office local. Le studio a réussi à passer l’épreuve du second film mais c’est une nouvelle étape charnière qui l’attend immédiatement après. Avec la réputation acquise, Hayao Miyazaki, Isao Takahata et toute leur troupe pourraient se reposer sur leurs lauriers. Après tout, pourquoi ne pourraient-ils pas se contenter d’exploiter une recette à base des qualités hautement saluées de leurs deux précédentes productions et encaisser de l’argent en masse ? Ça serait bien sûr mal connaître les génies aux commandes et leur passion de l’art. Au contraire, on sent chez eux une peur de l’encroutement. En l’état, ils savent au vu de leur situation que s’ils ne prennent pas de risques immédiatement, ils n’en prendront probablement plus jamais. En premier lieu, le système de fonctionnement du studio est complètement revu. Alors que l’intégralité du personnel a trimé sur les colossaux Nausicaä et Château Dans Le Ciel, il est désormais décidé de les séparer en équipes afin de mettre en chantier deux projets parallèles. Cette division des ressources demande en conséquence des films de moindre grandeur que les deux spectaculaires aventures précédemment conçues. En l’occurrence, cette contrainte économique les pousse à se tourner vers deux histoires intimes. La première donnera Le Tombeau Des lucioles, drame bouleversant sur deux enfants durant la seconde guerre mondiale qui sera la première réalisation de Takahata sous l’enseigne de Ghibli. La seconde donnera Mon Voisin Totoro, chronique sur la rencontre d’enfants avec les monstres habitant la forêt de leur nouvelle maison. Ces deux histoires n’ont définitivement plus rien à voir avec les divertissements opulents et palpitants livrés antérieurement. Lorsque les deux projets seront d’ailleurs présentés aux exécutifs du studio, ceux-ci les rejetteront violemment et paniqueront en croyant que leurs auteurs ont pété un câble.
Il est vrai que si on tente de résumer Mon Voisin Totoro, on peut facilement donner l’impression que le film ne peut en aucun cas fonctionner. La raison principale est simple puisqu’elle tient en l’absence d’intrigue. Bien qu’ils refusaient l’utilisation du manichéisme, Nausicaä et Le Château Dans Le Ciel fonctionnaient sur différents schémas d’antagonisme. Certes, Miyazaki prenait soin de nous exposer les motivations de tous les personnages, même les plus détestables, jusqu’à bouleverser notre perception sur eux. Mais il ne rejetait en aucun cas que toutes ces forces en présence devaient d’une manière ou d’une autre s’affronter. Ce principe de lutte offrait au récit un dynamisme évident et créait une excitation autour d’un fil rouge parfaitement cernable. Mon Voisin Totoro n’a absolument rien de tout ça. Il n’y a aucun antagonisme, aucune force en présence, aucun conflit… il y a juste une poignée de personnages qui vivent leur vie. En l’état, c’est ce qui a dû faire vaciller les exécutifs. Il apparaissait difficile pour eux de penser que le public adhèrerait à un film sans enjeux et uniquement construit autour de vagabondage dans le quotidien. Ça serait oublier l’œuvre extrêmement populaire dans laquelle Miyazaki a puisé son inspiration.
Miyazaki a déjà démontré l’amour qu’il portait à la littérature européenne en citant expressément Les Voyages De Gulliver de Jonathan Swift dans Le Château Dans Le Ciel. Bien que Miyazaki prenne ici ouvertement place dans la campagne japonaise, il choisit ici en référence un autre ouvrage anglo-saxon : Les Aventures D’Alice Au Pays Des Merveilles de Lewis Carroll. Les deux œuvres partagent donc ce refus d’une narration conventionnelle au profit d’une forme épisodique et surtout s’attachant à traduire le regard de l’enfance et de l’imaginaire qui le sous-tend. Miyazaki y rend clairement hommage dans sa manière de mettre en scène la première rencontre entre Mei et Totoro, qui est une citation directe au point de départ du roman de Carroll. On se souvient tous d’Alice poursuivant dans les bois un lapin blanc très pressé jusqu’à un terrier qui la conduira au pays des merveilles. Ici, Mei aura la même impulsion de curiosité en suivant une petite créature au fond des bois jusqu’à tomber dans un trou qui la mènera au gros et mignon Totoro. Toutefois, il faut là aborder la problématique de savoir si la citation s’étend jusqu’à la substance même du récit. Chez Carroll, il est depuis longtemps établi que le pays des merveilles est l’émanation du subconscient de l’héroïne. Doit-on alors appliquer le même schéma à Mon Voison Totoro ?
On peut se risquer à dire que c’est envisageable au vu des indices parsemés tout au fil du long-métrage. Après tout, lors de la séquence décrite plus haut, Mei devra se concentrer très fort afin que le Chibi-Totoro lui apparaisse pleinement. Plus subtilement, certains effets de raccord semblent attester que les créatures fantastiques sont issues de l’imaginaire des enfants. Prenons par exemple le passage où les noiraudes quittent la maison. Un plan les montre s’envoler dans le ciel et un fondu enchaîné fait le lien avec Satsuki endormi dans son lit. Un tel raccord laisse entendre qu’il s’agit là d’une rêverie de l’enfant. De même, certains indices laissent supposer que le bestiaire n’est qu’une déformation d’éléments environnant révélée par quelques inserts. Le comportement des noiraudes est ainsi calqué sur celui des têtards qui s’enfuit dès qu’on met la main dans l’eau. Lorsque Satsuki découvre Totoro à l’arrêt d’autobus, le cri que pousse ce dernier évoque énormément le croassement du crapaud la contemplant jusqu’alors. L’ultime détail provient des dialogues. A plusieurs reprises dans le premier acte, Mei et Satsuki parlent des noiraudes et de Totoro comme de personnages provenant d’un livre de lecture.
Pourtant, malgré cette accumulation de faits, n’importe quel spectateur normalement constitué refusera purement et simplement de croire que ces créatures n’existent pas. Comme il a été présenté plus haut, Miyazaki dose avec parcimonie les éléments ayant attrait à cet aspect de l’histoire. Il ne pose jamais comme une évidence la mécanique d’une séparation entre réel et imaginaire. Le réalisateur ne désire pas mettre l’accent dessus et les met juste à portée des esprits attentifs. De cette manière, il laisse les enfants citer le livre dont serait issu l’univers de Totoro mais il ne va jamais nous montrer le dit ouvrage afin de ne pas créer une preuve irréfutable. Il faut dire également qu’il crée un attachement tellement fort envers son bestiaire qu’on ne peut penser à leur facticité. Sur ce point, Miyazaki se sépare drastiquement du roman de Lewis Carroll. Chez ce dernier, Alice ne rencontrait que des personnages grotesques et tellement absurdes qu’ils ne lui étaient d’aucun secours. Chez Miyazaki, l’expression de cette imaginaire d’enfant marque les retrouvailles avec la plus pure notion d’innocence. En ce sens, il refuse que son fantastique vire à l’horreur.
Si le bonheur des enfants permet les apparitions du fabuleux Totoro, leur malheur ne donne lieu à aucune vision éprouvante. Même lorsque Mei rencontre une chèvre désireuse de croquer l‘épi de maïs qu’elle réserve à sa mère malade, celle-ci ne se transformera aucunement en un monstre inquiétant au travers de son imaginaire. Miyazaki se réserve le droit de concevoir un film entièrement centré autour de la notion de pureté. D’une certaine manière, Mon Voisin Totoro et Le Tombeau Des Lucioles sont le yin et le yang. L’un est une œuvre extrêmement mélancolique où l’innocence de l’enfance est simplement tuée alors que l’autre est un pur moment de bonheur marquant le triomphe tranquille de cette même innocence. Le film se regarde avec un sourire aussi gigantesque que celui du personnage titre. Totoro est d’ailleurs le symbole même de la pureté et il n’est guère étonnant en conséquence que le studio en ait fait sa mascotte. Totoro est un personnage mignon, gentil, puissant et généreux. Il est l’expression de tout ce que l’on peut avoir de bon en nous. En ce sens, on ne peut pas croire qu’il soit seulement imaginaire car cela reviendrait à dire que toute cette bonté n’est que fantasme et cela serait purement intolérable.
Mais que Totoro soit fiction ou réalité n’a pas d’importance car ses actions magiques restent là et demeurent toujours aussi magnifiques. Comment ne pas s’émerveiller lorsqu’il permet aux enfants d’extraire un arbre gigantesque de la terre, symbole d’un imaginaire qu’il faut entretenir et faire grandir ? Le fait que Miyazaki use grandement d’illustrations de la nature comme un prisme à l’émanation de la magie ne fait qu’accroitre ce sentiment de pureté universellement réjouissant. Contre les pronostics des exécutifs, cette quête d’une émotion primordiale sera couronnée d’un nouveau succès public et Totoro deviendra une icône mondialement reconnue. La simplicité de son approche pour mettre en exergue la profondeur d’un thème que l’on enfouit trop souvent au fond de soi en fait probablement son plus grand chef d’œuvre.
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