Je ne sais pas par quel obscur miracle j'avais pu jusqu'à aujourd'hui contourner un tel film, mais c'est un véritable plaisir de se rendre compte qu'il subsiste encore certaines pépites (presque) insoupçonnées dans cette si attirante branche du cinéma fantastique.
C'est d'abord d'un point de vue technique que le film s'avère une grosse mandale, que ce soit dans les décors sauvages toujours charmants, tout en arabesques de lianes, amas de végétation et pics de rocaille dessinant l'image de contrées encore fantasmées, comme dans l'animation de sa star simiesque, gorille d'une taille fantasmagorique, image d'une bestialité tout en douce brutalité, illustrant une fois de plus l'éternelle ambivalence de la peluche destructrice.
Le film regroupant dans on générique les deux noms de Willis O'Brien et Ray Harryhausen, autrement dit le père fondateur de l'art des créatures géantes animées et son héritier qui perfectionnera cette technique, il est en rien étonnant de se retrouver face à une telle efficacité dans les grandes scènes du film, souvenir poignant d'un lointain cousin qui 16 ans plus tôt s'était illustré au sommet de l'Empire State Building.
En ce sens, il est même touchant d'imaginer ici Harryhausen voir son rêve enfin réalisé, lui qui en 1933, alors âgé de 13 ans, vit sa vocation scellée par un primate collant des pains à un tyrannosaure. Retrouvant son père artistique dans ce film, il s'offre un reflet de ce qui fit le terreau de ses plus grandes passions, celui là même qui donnera naissance à tant d'enfants fabuleusement monstrueux par la suite.
Joe, le gorille, est donc troqué et recueilli bébé par Jill, encore enfant et résidant en Afrique, décidant que ce serait là son ami à vie malgré les mises en garde de son père. 12 ans plus tard, Jill a grandi, et Joe aussi... De son côté, Max O'Hara cherche une nouvelle attraction de poids pour faire de son cabaret le plus renommé de tous. La suite de l'histoire est logique, les américains croisent l'animal et tentent de le capturer au lasso, tournoyant à cheval autour du bestiau comme des biplans autour d'un titan, avant de se faire démonter la tronche et d'entrevoir la vraie poule aux œufs d'or dans l'amitié entretenue entre Joe le primate et Jill la blondinette. Un contrat est signé, des promesses sont données, et Joe finit capturé. Il devient alors l'attraction principale du cabaret, enfermé dans une cage minable et n'en sortant que pour faire le pitre devant un amoncellement de hyènes hilares, pâles et pitoyables copies des mammifères charognards hautement plus distingués peuplant la savane en quête de carcasses.
Une fois ce contexte placé, on attend la suite habituelle, à savoir le moment fatidique ou la bête, malgré le pouvoir hypnotique de la belle, déchaînera les feux de son animalité pour clamer sa liberté. Il faudra donc qu'un trio avisé de fauteurs de troubles décide dans un éclair de génie de saouler le monstre en lui offrant quelques bonnes bouteilles, délivrant à leur insu un bulldozer apocalyptique.
Bien entendu, et je l'avoue sans honte, c'est avant tout un aspect technique qui fait mon admiration ici, donnant encore une fois parfois l'impression d'une gravure naturaliste prenant vie dans toutes les exagérations sensationnelles que l'époque pouvait se permettre, un temps de fantasmes et de rêveries dont le charme ne fait qu'amplifier chaque année. L'accumulation de scènes ne laisse aucune place à l'ennui, l'incarnation poilue du règne animal rugissant laissant parfois sa place à l'inlassable poésie des décors peints dans une mise en scène frôlant la perfection pour un conte du genre. Joe assommant des cavaliers, Joe attrapant des lions par la queue pour les jeter à plusieurs mètres, Joe, complètement bourré, défonçant dans l'euphorie des effluves de l'alcool un bâtiment entier, Joe sauvant une fillette au sommet d'un orphelinat en flammes...
Encore une fois, c'est les pages d'un superbe livre d'illustrations qu'on tourne en regardant ce film qui se permet en plus de revisiter à son tour le mythe de La Belle et la Bête et d'exposer un regard un brin cynique sur l'intarissable avidité des mammifères bipèdes friands de beaux vêtements et de gros billets.
Ce gorille géant détenu dans une cage minuscule et uniquement sorti pour faire le plaisir d'un public ventru résonne décidément avec un étrange sarcasme sur l'actualité zoologique...