Selon certaines statistiques issues des années 1930 / 1940, "les films de singes monstrueux attirent un public féminin très nombreux dans les salles". Une nomenclature intrigante qui m'a poussée à essayer d'analyser le phénomène. En remontant l'Histoire de près d'un siècle, il va sans dire que le triomphe commercial de King Kong en 1933, lié à son thème œdipien, ne pouvait que fasciner, voire faire fantasmer, un nombre relativement conséquent de femmes américaines éprises de sécurité suite à la désastreuse crise économique de 1929 et les répercussions de la Seconde guerre mondiale, même si cette dernière n'a pas directement atteinte les contrées de l'Oncle Sam.
Pour Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper, les heureux réalisateurs de King Kong, l'année 1949 sonne l'heure du retour en grande pompe. Le premier, engagé et blessé durant le second conflit mondial, n'a pas réalisé de film depuis Docteur Cyclope en 1939 et le second œuvre dans l'ombre en tant que producteur exécutif sur les westerns de John Ford. Un retour aux sources en Afrique s'impose, continent où les deux compères, alors documentaristes, ont obtenu leurs galons d'artistes. Et si une partie du public féminin souhaite du singe, ils vont leur offrir Joe, un gorille élevé par une fillette qui va se retrouver exhibé dans un club hollywoodien aux côtés de sa jeune maîtresse. Exit l'érotisme suggéré (ou pas) de King Kong, ainsi que sa sauvagerie, ce Monsieur Joe cible un public familial et indiscutablement propre sur lui.
Réunissant les principaux collaborateurs de King Kong (la scénariste Ruth Rose, le technicien Willis O'Brien, le comédien Robert Armstrong…), Schoedsack et Cooper mettent sur pied une sorte de remake très grand public de leur chef-d'œuvre passé et peine à trouver l'actrice idéale pour camper le personnage principal féminin. Fay Wray, mythique "amoureuse" du roi Kong, refuse la proposition puisqu'elle privilégie désormais sa vie de famille. C'est Howard Hughes, qui vient d'acheter la RKO, qui impose alors sa jeune maîtresse du moment, Terry Moore (qui, en passant, raconta plus tard qu'elle avait épousé le magnat milliardaire en secret, que le couple n'avait jamais divorcé et qu'elle était ainsi en droit d'obtenir une part de l'héritage lorsque Hughes décéda. Ce que les héritiers concédèrent, malgré l'absence de preuves, afin d'éviter un nouveau scandale familial).
En Afrique, à la fin des années 1930, la petite Jill acquiert un bébé gorille qu'elle élève. Douze ans plus tard, un patron de night-club à Los Angeles reste fasciné par la complicité animant le gorille et la jeune femme. Il décide d'en faire des vedettes hollywoodiennes lucratives…
À des années-lumière de la puissance d'évocation, du démentiel onirisme et surtout de l'immense naïveté poétique propre à King Kong, ce Monsieur Joe roucoule de mièvreries face à la pertinente brutalité de son aîné. Ici, le gorille se voit abaissé au rang de simple curiosité pour un public de ripailleurs un brin abrutis sans émettre une once de conflit culturel où deux mondes devraient automatiquement s'opposer. Métamorphosé en vulgaire businessman, le personnage incarné par Robert Armstrong n'a clairement pas la folie contagieuse du célèbre cinéaste qu'il incarnait dans King Kong et qui souhaitait montrer au monde "civilisé" toute l'affection érotique qu'éprouvait la Bête envers la Belle. Et même si une certaine ingénuité favorisait le spectacle, la finalité du conflit ne pouvait se résoudre que dans le chaos et la mort.
Dans Monsieur Joe, le gorille finit par consommer du whisky, dévaster le night-club qui le retient prisonnier et accomplir son exceptionnelle B.A. lorsqu'un orphelinat se voit dévoré par les flammes pour gagner ainsi la considération de ses bourreaux qui accepteront son ardent désir à retrouver l'Afrique. Quant à sa maîtresse, elle tombe bien évidemment amoureuse du benêt de service, cow-boy impeccable et éternellement souriant, au point que j'ai d'abord cru à une paralysie faciale du comédien.
16 ans après avoir livré l'un des plus grands chefs-d'œuvre du cinéma fantastique, la même équipe s'essaie donc à une résurrection psychologique et culturelle vide de sens. Restent peut-être le dynamique montage du dernier quart d'heure, au rythme haletant et teinté de rouge comme au temps du muet, ainsi que l'unique collaboration entre Ray Harryhausen et Willis O'Brien, respectivement élève et maître de l'animation stop-motion. L'histoire est connue, l'élève dépassera amplement le maître et offrira ses lettres de noblesse aux effets spéciaux cinématographiques.
Monsieur Joe, lui, se visionne telle une curiosité très imparfaite, mais aussi et surtout, telle une mignardise si inoffensive et cul-bénie qu'elle en devient presque malsaine. Une inoffensivité qui motivera par ailleurs Disney à en produire un remake 49 ans plus tard avec Charlize Theron.