Film qui compte parmi les plus marquants centrés sur l’Occupation, Monsieur Klein a l’immense mérite d’échapper à deux écueils majeurs des films traitant de cette période, à savoir le pathos et le didactisme. Si le naturalisme sobre et épuré de Losey n’empêche pas plusieurs séquences marquantes, voire traumatisantes (cette scène d’ouverture !), la mise en scène ne se veut jamais tire-larmes ou grandiloquente. De même, le film ne prend pas son spectateur par la main pour lui livrer un cours d’histoire déguisé en fiction malhabile. Ici, c’est véritablement la fiction, c’est-à-dire un réseau de symboles et d’images judicieusement disposé, une ambiance, les personnages et leurs interactions, qui va permettre d’appréhender, intellectuellement et sensiblement, une époque, l’Occupation, et son climat mental.
Alain Delon incarne donc Monsieur Klein, bourgeois séducteur frivole sans profession connue. Après visionnage (le film trotte dans la tête longtemps après), on comprend que c’est un titre oxymorique : le titre de respect, Monsieur, qu’on accorde à des personnages importants (le bourgeois, Monsieur Prudhomme) est accolé à un nom propre, Klein, mot qui en allemand signifie petit. Le film l’indique implicitement dans la scène de la perquisition où le personnage est traité par son ami avocat de « minus »… Ce personnage est d’emblée duel, contradictoire : ce « Monsieur », qui souligne son désir d’être un homme important, droit dans ses bottes, ne vient qualifier qu’un être petit, minable, insignifiant. Et pour cause, Monsieur Klein, celui que l’on voit à l’écran (mais y en a-t-il un autre ?), est un homme médiocre : il rachète pour des sommes ridicules des tableaux à des Juifs traqués, traite avec mépris et condescendance la jeune fille avec qui il vit, entretient une liaison avec la femme de son ami. C’est un bon petit français, il est réglo, aime les lois, car c’est la loi. Quand l’intrigue est lancée, qu’il commence à vouloir dissiper le « malentendu », qu’il croit encore avoir une individualité bien délimitée, il va à la police : c’est l’homme qui sourit au flic, qui fait des courbettes (« la police a sans doute plus important problème à régler » dit-il en substance, tout sourire, à l’officier qui l’ignore). Surtout, c’est l’homme qui, en un temps où, comme nous l’a appris la scène d’introduction, l’on ausculte les gens comme des animaux pour les catégoriser (en les faisant payer), a fondamentalement bonne conscience : quand il assiste à la représentation du Juif Süss, c’est sa petite amie qui veut partir, écœuré par ce théâtre monstrueux, lui garde le sourire, semble ne pas comprendre qu’elle est bouleversée. Lisse et creux, il semble encore moins vivant que son homonyme chimérique.
Dandy raté, plutôt enfant trop curieux que détective, cet homme « normal » va être plongé dans une intrigue kafkaïenne qui le dépasse : il erre dans des lieux vides, cherche des femmes sans nom et a toujours un coup de retard sur son prétendu homonyme. La quête d’un double énigmatique, indirectement menaçant, est en même temps une quête de soi à la fois piteuse (son père ne croit pas une seconde qu’il serait curieux ou « nostalgique des origines ») et de plus en plus condamnée (le film multiplie les signes avant-coureurs : on filme une tour d’usine comme la cheminée d’un four crématoire, celui qui attend inexorablement le personnage de Delon). À mesure que le film avance, nos repères stables de réalisme et de vraisemblable s’altèrent en même temps que la personnalité de Klein, plus bien sûr d’être « français depuis Louis XIV », comme lui hurle son père : des séquences glaciales de réalisme (la « préparation » du Vel d’hiv, qui m’a fait penser au bourreau qui prépare la pendaison à la fin de *Tu ne tueras point* de Kieslowski) alternent avec des séquences dont le statut nous échappe (Klein prend-il vraiment le train pour le sud de la France ?). Les couleurs grisâtres et ternes forment une épatante composition du glauque avec la musique quasi expérimentale, anxiogène à souhait, de certaines séquences.
C’est donc le trajet d’une prétendue stabilité à la perte de repère totale que l’on vit avec le personnage principal et c’est cette expérience, que seule la fiction peut véhiculer, qui permet d’appréhender de l’intérieur la période historique. Mais ce long trajet vers la dilution (de l’identité, du nom propre, de ce qu’on croit être vrai, de certaines valeurs), mimétique de la nuit terrifiante dans laquelle s’est enfoncée la France de Vichy, n’est pas, disons-le à nouveau, spectaculaire. Tout est glacial et ritualisé, pas d’éclat, pas de vague : l’année 42, les rafles (que, dans le sillage de Paxton, Losey décide de nous montrer sous un angle quasi exclusivement franco-français, pas question de montrer comme d’habitude les méchants nazis vs les gentils français) sont représentées comme une époque bureaucratique et morose, où la violence et le trauma, intériorisés, sont captés de façon clinique, non parasités par notre indignation facile (« maintenant, nous ne laisserions pas passer ça ! »). Plutôt gangrène insidieuse et délitement (les époux de la scène d'ouverture qui se mentent réciproquement) que violons et tremblements.
Un film-énigme, à lecture multiple, qui nécessite plusieurs visionnages et un exemple édifiant de l'éclairage que peut apporter une oeuvre de fiction sur un épisode historique.