À Paris, en pleine occupation allemande, un jouisseur léger, dandy et ignorant de la conjoncture internationale, mène une vie insouciante entre sa petite amie, charmante et discrète et sa maîtresse, une femme du monde épouse de son avocat. Amateur d’art et marchand de tableaux, il profite à l’occasion - et par jeu plus que par vénalité - de la situation désespérée des juifs pour réaliser quelques bonnes affaires. Le destin va soudain lui jouer un tour imprévu avec l’apparition d’un double portant le même nom et le même prénom que lui, juif de surcroît. C’est alors une véritable quête d’identité qui va commencer, Robert Klein consacrant toute son énergie à retrouver la trace de ce double mystérieux en même temps qu’il va essayer de comprendre les raisons de ce qui a toutes les allures d’un piège mais qu’il va prendre comme un jeu de plus dans sa vie de grand adolescent. Peu à peu, il va perdre son innocence primitive et passer à l’âge adulte. Les mailles du réseau vont alors se refermer sur lui jusqu’à la solution finale et le départ en wagon plombé vers Auschwitz après le passage au tristement fameux Vél’ d’hiv’… Je tiens Joseph Losey pour un des plus grands génies du cinéma de tous les temps à travers des œuvres aussi fortes que Le Messager, The Servant ou encore Le Garçon aux cheveux verts. Mais sa mise en scène n’a peut-être jamais été aussi efficace et inspirée que dans ce film trouble et terriblement humain. Chaque plan est une leçon de cinéma, la caméra toujours placée au meilleur endroit possible pour suggérer des pistes infinies et convergentes à l’énigme posée au personnage central. Le scénario est d’une intelligence rare, déroulant un récit concentrique et passionnant, simple comme une épure, celui de la quête d’un homme pour se trouver lui-même. Alain Delon livre ici une de ses toutes meilleures compostions de comédien. Éblouissant de sobriété, il est la page blanche sur laquelle va venir s’inscrire en creux son identité nouvelle, comme le montre d’une façon magistrale la scène à valeur d’accouchement où il se découvre devant le miroir sans se reconnaître. Car, plus que l’hypothétique vengeance juive, plus que la Police française collaboratrice, c’est lui-même et lui seul finalement qui est en train de construire le piège qui lui sera fatal, c’est lui qui trace inéluctablement son destin, refusant jusqu’au bout les chances d’y échapper. Bousculant les stéréotypes et transcendant les apparences, le film atteint de fait une valeur d’universalité indiscutable. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il faut comprendre les « erreurs historiques » que quelques naïfs ont cru déceler dans le scénario. Ainsi, la scène « impossible » de la visite au père en Alsace, alors occupée et inaccessible… ainsi surtout le déplacement en hiver de la scène de la rafle au vélodrome. Évidemment Losey ne se trompe pas, il opère juste un décalage - mais de manière subtile et presque imperceptible - afin justement de donner à son propos cette valeur universelle en refusant de l’inscrire complètement dans un temps et un lieu. À ce titre et à tous les autres déjà cités, Monsieur Klein est une œuvre à laquelle il n’est nul besoin d’ajouter de vaines références à Kafka, qui existent peut-être mais qui sont totalement secondaires. À travers l’exposition d’une foule de symboles qui nous submergent à chaque instant, la portée d’un tel récit rejoint celle des plus grands enjeux de l’espèce humaine, pour reprendre les termes d’Antelme sur le même sujet. C’est une œuvre puissante et passionnante de bout en bout, que l’on suit bouleversé et dont on sort transformé, soit la définition même du chef-d’œuvre.