Parmi toute la ribambelle de films consacrés à Napoléon 1er, il peut paraître étonnant qu'il n'y en aient pas eu davantage qui traitent des cinq dernières années de son existence - alors que les fins de Jules César, Jésus-Christ, Hitler ou encore Nicolas II constituent le principal vivier cinématographique les concernant. Ce vide s'explique sans doute par des raisons pratiques, l'île de Sainte-Hélène étant difficilement accessible et fort peu accueillante d'un point de vue climatique... ce qui est précisément la raison pour laquelle le gouvernement de Sa Majesté décida d'y expédier son prisonnier le plus précieux après la bataille de Waterloo.
Ce cadre inhospitalier mais spectaculaire n'est pas la moindre des qualités du long-métrage assez étrange et peu commun qu'est Monsieur N. Étrange, car la dernière personne que l'on se serait attendue à voir traiter ce sujet, c'est bien Antoine De Caunes, alors en pleine gloire canalplusienne via son duo avec José Garcia. Peu commun, car non seulement De Caunes ne se contente pas d'un simple documentaire sur les dernières années de "l'Âme du Monde à cheval", comme l'a appelé Hegel.
Pourtant, les vingt premières minutes du film pourraient le laisser penser, qui ne sont qu'exposition et présentation des protagonistes et du cadre par l'entremise de la voix-off du narrateur, un jeune officier anglais du nom de Basil Heathcote (Jay Rodan), seul personnage fictif du film. Passé un générique sur fond de chants traditionnels corses (pas la meilleure inspiration de De Caunes, avec tout le respect que je dois à l'Île de Beauté), il devient apparent que la narration sera binaire, jonglant sans cesse entre la période 1815-1821, dates de l'exil napoléonien, et le retour des cendres du grand homme sur le sol français en 1840.
Mais pourquoi cette alternance ? Sur quoi Heathcote enquête-t-il, vingt ans après la mort de "Boney" ? Pourquoi cherche-t-il à revoir les membres de la petite communauté de Longwood ? C'est qu'il y a anguille sous roche dans la version des faits de De Caunes, basée sur les nombreux fantasmes liés à la rumeur de l'empoisonnement du Petit Corse, théorie véhiculée notamment par le sulfureux historien canadien Ben Weider, mais démontée par la grande majorité de ses collègues. Qu'à cela ne tienne, l'ami Antoine fait sien l'adage de John Ford : "Lorsque la légende vaut mieux que les faits, imprimez la légende."
Cela ne veut pas dire que Monsieur N. ne fait pas preuve de rigueur historique. Ainsi, la représentation des personnages est très fidèle aux écrits laissés par certains d'entre eux, les fameux "mémorialistes de Sainte-Hélène", et bien servie par un casting inspiré : Roschdy Zem prête sa force tranquille au placide Henri Bertrand, grand-maréchal du palais, et le toujours excellent Frédéric Pierrot sa gouaille à l'impétueux général Gourgaud. Stéphane Freiss convainc en Charles de Montholon, intrigant notoire, ainsi qu'Elsa Zylberstein dans le rôle de son épouse (et amante de l'empereur déchu...) Albine. On peut encore citer Bruno Putzulu en valet corse Cipriani ; en tout et pour tout, une belle galerie de figures historiques... et de suspects potentiels.
Mais ce petit monde est dominé par deux hommes se vouant un mépris profond : il s'agit bien sûr du personnage titulaire et de son geôlier anglais Sir Hudson Lowe, gouverneur de Sainte-Hélène, joués respectivement par Philippe Torreton et Richard E. Grant. Il est assez difficile, je dois dire, d'évaluer la performance du premier dans ce qui est souvent considéré comme un rôle particulièrement casse-gueule. Son Napoléon est bien plus calme, pondéré et introspectif que la représentation habituelle que l'on se fait du personnage, façonnée en grande partie par une propagande lui étant hostile mais aussi par des performances d'acteur marquantes et extrêmes de la part de cadors comme Albert Dieudonné (Napoléon d'Abel Gance) ou Rod Steiger (Waterloo de Sergueï Bondartchouk).
C'est pour cette raison que, par le passé, j'avais tendance à être plutôt déçu par le travail de Torreton, que je trouvais trop neutre et pas assez osé, mais avec le recul, je dois bien admettre que cette sobriété sied au souverain vaincu et exilé, rongé par les regrets et l'amertume, mais disposant d'encore assez de charisme pour imposer son autorité sur son entourage, qu'il dresse les uns contre les autres avec une froide perversité. Une scène en particulier permet à Torreton de montrer l'étendue de son talent : le monologue sur l'incendie de Moscou, là où tout a basculé. "La seule bataille qui compte, c'est la dernière", déclare avec sagesse le vaincu. À noter également le tact avec lequel est traité sa relation avec sa "dernière amie", l'adolescente Betsy Balcombe (Siobhan Hewlett), fille de marchands locaux.
Le tour de force de son rival à l'écran devrait quant à lui faire l'unanimité auprès des spectateurs. Acteur au charme excentrique so british, routier des plateaux et de la scène Outre-Manche, Richard E. Grant a connu un fort regain de notoriété ces deux-trois dernières années grâce à sa performance remarquée dans Les Faussaires de Manhattan ainsi que ses apparitions dans les blockbusters Logan et Star Wars IX. Un peu oublié, Monsieur N. n'en reste pas moins l'une de ses meilleures prestations. Il eut été facile de faire une caricature du pédant et mesquin Hudson Lowe, méprisé autant par les Français que par ses propres compatriotes, mais Grant parvient à humaniser celui que l'historiographie a dépeint unilatéralement comme un bourreau "sans tête et sans cœur", d'après les dires de son glorieux captif, qui en a fait le dernier "méchant" de sa légende. Sa prestation rend hommage au destin tragique de cet homme placé dans une situation impossible.
La double performance de Grant et Torreton met néanmoins en relief la schizophrénie de Monsieur N., qui donne l'impression de chercher à dépoussiérer le mythe napoléonien tout en surfant sur ses fantasmes les plus fumeux. La mise en scènes d'Antoine De Caunes est à l'avenant, qui paraît parfois un peu plate pour un sujet aussi grandiose, surtout lorsque les événements prennent une tournure inattendue en seconde moitié de film. Parfois maladroit, Monsieur N. reste cependant une enquête historique agréable, très bien interprétée élégamment arrangée, ainsi que l'un des films les plus originaux consacrés à un personnage et une période pas toujours faciles à traiter. En France comme à l'étranger, on attend toujours un successeur à ce type de cinéma historique, rigoureux mais ambitieux !