Cher Tilon,
Tu ne liras jamais cette lettre mais peu importe, je te l'adresse quand même. Tu sais déjà que j'ai étudié la civilisation américaine.
J'ai découvert, en détails monstrueux, la conquête de l'ouest, le massacre des indiens. Plus tard, j'ai découvert, en détails monstrueux aussi, la colonisation, l'esclavagisme, la déshumanisation des noirs. J'ai découvert la vérité de leur vie dans notre époque, la difficulté de leur intégration (un comble quand c'est les "maîtres d'esclaves" qui ont arrachés vos ancêtres a leur foyer...!) , de leur vie, le manque de respect, et les meurtres en masses qui subsistent encore aujourd'hui. Le cercle vicieux de la drogue, dans lequel tu as été plongé.
Cher Tilon, j'ai été voir Moonlight ... juste parce que j'aimais l'affiche et le titre du film. Je savais pas du tout de quoi ça parlait. Alors quand j'ai découvert à l'écran ce dealer à l'aspect héroïque, j'ai été surprise, prise de court. ( Cette année, ça fera trois ans que tu es parti, mais tu es toujours là, invisible, quelquepart dans mon coeur. Tes lettres m'avaient apporté tellement de chaleur. Je les ai toutes gardées précieusement. J'essaie d'oublier que la "justice" américaine à volé ta vie. Je tente de me persuader que tu as arrêté de m'écrire juste parce que tu veux me snober, en fait. )
Je n'ai pas pu m'empêcher de te voir en Chiron, mais surtout en Juan. Je revivais, d'une certaine manière, ton histoire à toi. Ce que tu me racontais. Ce putain de cercle vicieux, ce putain de plafond de verre, ce racisme puant qui existe encore aujourd'hui, qui vous cantonne souvent à des lieux d'études en décrépitudes, ou on vous refuse l'accès a certaines banlieues chics, ou on vous cantonne très souvent à des boulots de merdes peu ambitieux dont personne ne veut - mais à part ça, vous leur volez leur jobs à ces ricains, hein !
Je ne vais pas m'étaler la dessus, Tilon, parce que ça sert à rien que je gueule dans mon coin, que je m'étonne encore aujourd'hui de cette mentalité moyenâgeuse lamentable. Je suis sûre que tu l'aurais aimé, ce film. Bon, ça manquait de basket pour que ça soit parfaitement à ton goût, mais tu aurais adoré la musique, j'en suis sûre; Elle était surprenante, tout comme l'absence totale de cliché facile dans le film, qui aurait pu si facilement glisser dans les stéréotypes, et HEUREUSEMENT c'est jamais le cas!
Tu l'aurais aimé, parce que je sais que tu aurais complètement adhéré à son message. C'était d'un réalisme incroyable, et l'évolution psychologique de Little sonnait tellement juste ... La performance des acteurs était magistrale, à aucun moment leur dialogue, leur regard ne sonnait faux. Ben, du coup, rien pour me sortir de la crédibilité du film, alors il m'a beaucoup ému. ( C'est ta faute Tilon, tu fais chier quand même.) Je ne sais pas si il m'aurait autant plu si je n'avais jamais découvert la possibilité de correspondre avec un prisonnier américain, un jour.
En tout cas, j'avais beaucoup d'admiration pour le courage de Chilon. Sa façon de s'accrocher, sa manière de résister, de ne pas sombrer. De trouver le pardon, de trouver dans cette jungle urbaine un peu d'amour, de tendresse, malgré les traumatismes et les vicissitudes de son quotidien.
Je veux pas m'étaler sur la réalisation parce que bon, toi peut être que tu t'en fous un peu, mais exprimer les sentiments et les sensations avec des images plutôt que des mots, exacerber l'expression par la réalisation plutôt que par des dialogues redondants, ben ça a été une qualité phare du film pour moi.
Enfin bref.
Cher Tilon, j'aurais bien voulu t'en parler de ce petit bijou. J'aurais bien voulu savoir si tu pouvais le voir d'une manière ou une autre, mais en fait si ça se trouve, tu l'aurais détesté. On se serait peut être même pris le chou. Peut-être qu'il t'aurait mis mal à l'aise, parce qu'il traite ouvertement d'un tabou encore puissant aujourd'hui en Amérique (j'en dis pas plus si jamais, pour garder un peu de surprise si jamais en fait tu tombais par miracle ici et que tu savais comprendre le français), et encore plus dans ces milieux d'hommes costauds super-virils, qui sont tellement musclés qu'on dirait que même leur nombril à des abdos miniatures.
Enfin voilà. Je vais m'arrêter ici. Je suis pas croyante, mais si jamais il existait un meeting géant après la mort, j'aimerais pouvoir enfin te rencontrer en personne. Et t'en parler. Et savoir ce que tu en penses, toi.
En attendant, je prie pour que tes filles se portent bien. Qu'elles réussissent à ne pas se laisser happer dans ces cercles vicieux. Qu'elles aient une vie à la hauteur de leur ambition. Qu'elles viennent te voir de temps en temps aussi, faut pas déconner quand même.
"Relève le menton. Ici, on s'aime et on est fiers."
With all my love,
Your baby girl