Lorsqu’un film est déséquilibré, c’est souvent parce qu’il finit par s’essouffler, ne tient pas ses promesses initiales ou retrouve les rails d’un formatage qu’il ambitionnait de quitter. Plus rares sont les œuvres qui commencent par irriter pour progressivement gagner en ampleur et finir par totalement convaincre. Moonlight en fait partie.
La première séquence annonce la couleur : plan séquence tarabiscoté tout en circonvolutions autour de trois personnages lors d’un banal deal, elle agite la caméra sans qu’on comprenne réellement ce qui nous est donné à voir – sinon le mouvement de la caméra elle-même. L’irritation se poursuit sur les séquences suivantes : une course poursuite caméra à l’épaule, une bagarre dans la pelouse, un cadre branlant jusqu’à la nausée, autant afféteries qui relèguent au second plan les véritables enjeux du récit.
Celui-ci restitue, en trois temps distincts séparés de plusieurs années, la vie d’un noir découvrant, sous les brimades, son homosexualité. Mère droguée, scolarité en dent de scie, camarades qui le harcèlent, rien ne manque au tableau pourtant tristement réaliste. Si les événements ne sont pas particulièrement originaux, c’est bien pour montrer le déterminisme si prévisible d’un tel milieu. Chaque ébauche d’espoir reste toujours gangrenée par la misère ou la violence : ainsi du père de substitution, qui reste un dealer, ou des premiers émois avec un camarade qui seront vite rattrapés par la cruauté des adolescents.
Barry Jenkins est en totale empathie avec son personnage, qu’il ne lâche pas d’une semelle, servi par trois comédiens successifs criant de vérités pour dire l’enfermement, la rage rentrée et l’immense solitude de celui qui n’a aucun interlocuteur. Alors que le sujet se prêtait au pathos le plus échevelé, le récit troué par d’immenses ellipses permet un équilibre que la mise en scène n’accompagne pas au début : une pudeur, des silences en osmose avec le ressenti de ce personnage qui change de nom au gré des circonstances. Son père, Juan, dont on apprend par bribes le destin, l’expérience de la prison, autant d’éléments relégués au second plan sans être délaissés, laissant surgir une émotion finalement bien plus profonde lorsqu’on en constate les traces.
Alors que la deuxième partie joue un plus la carte de la tragédie par des figures marquées (la mère contre Teresa, Tyrell, le gangsta ultra violent contre Kevin, le gay non assumé) et précipite les événements, Moonlight prend son envol dans son troisième temps.
Difficile de déterminer si le retour au calme en termes de mise en scène est à mettre au crédit d’une réelle volonté, qui viserait, par exemple, à montrer en quoi le personnage s’est apaisé, et porte un regard plus posé sur le monde. Toujours est-il que le cinéaste délaisse son formalisme vain pour laisser deux personnages échanger, et met en place une formidable séquence.
Chiron est devenu gangster à Atlanta : alors qu’on peut imaginer qu’il a tout quitté de son passé, sa ressemblance troublante avec Juan et son pseudo, Black, que lui avait donné Kevin dix ans plus tôt, affirment le contraire. Cliché vivant, des breloques en or à la gonflette d’un rappeur, il arpente les rues dans une occupation qui, elle aussi, ne change jamais, la drogue étant le seul emploi des milieux pauvres.
Ses retrouvailles avec Kevin dans un diner jouent donc sur un double dialogue d’une très grande intensité : il s’agit de découvrir ce qu’ils sont devenus socialement, et de déterminer, dans les silences et les non-dits, s’il est envisageable d’évoquer ce que les cœurs semblent hurler. Black, particulièrement, est extraordinaire : montagne de muscle, visage fermé, son mutisme donne accès à tout ce que le spectateur connait de lui : on retrouve les visages de l’ado, la tête baissée de l’enfant, et des décennies d’humiliation sur lesquelles il se venge par une pose on ne peut plus formatée.
Les sourires, les temps morts, les nouvelles données au compte-goutte diffèrent et fragilisent la véritable prise de parole : dans ce duo final se joue l’unique moment de vérité possible de Chiron, et le temps que prend Barry Jenkins à le restituer est d’une rare justesse.
L’amour ne changera pas le monde, et il est le plus souvent la faille dans laquelle sombrent les individus. On le sait, on fait avec, semblent dire les deux lascars. Mais leurs yeux et l’intensité avec laquelle ils s’abreuvent du silence de l’autre montrent en quoi la vie ne vaut d’être vécue sans amour.