Imaginez un homme, artiste compositeur accompli, père de famille heureux, mari aimant, à qui on aurait ôté toute substance. Toutes raisons de vivre. Et qui, comble du comble, aurait brutalement pris conscience de sa vieillesse (et la précarité physique qui l’accompagne). Cet homme n’aurait alors pas grand-chose à faire. Si ce n’est partir à Venise. Approcher sa lagune en bateau, puis en barque, arpenter ses rues, à l’aura unique au monde (je peux en témoigner). Eprouver le frisson d’un moment comme suspendu dans le temps, des vacances qui n’auraient pas de fin. Et mourir.
Telle est l’ambition de Visconti avec ce film, représenter le crépuscule d’un dieu, droit et réservé, en pleine remise en question existentielle. Et capturer l’odeur fascinante de la plus belle ville du monde. Son approche est inhabituelle, abandonnant une mise en scène théâtrale et un récit très dialogué qui font sa marque de fabrique pour de beaux moments de cinéma épurés, purement visuels, sans paroles. Une caméra reposante, porteuse d’une atmosphère fascinante. A l’image de ce plan d’ouverture, où un générique de début aux caractères blancs sur fond noir succède en un long fondu à une étendue d’eau, non moins sombre. Un bateau se détache de l’horizon et complète un tableau qui jusque-là avait quelque chose d’abstrait. A l’image de ce lent travelling avant où notre artiste déchu s’avance vers la plage sur un chemin ponctué de piler en bois. Un jeune adolescent, l’objet de son désir, attrape et tourne autour de chaque pilier devant l’homme qui semble se rapprocher de lui, mais garde en réalité toujours la même distance, symbole d’un amour impossible et insensé.
Là est d’ailleurs l’axe principal du film, l’évocation d’un désir subversif et interdit, celui d’un vieil homme pour un jeune aux caractères sexuels encore ambigus (les derniers moments avant la puberté). Cette obsession grandissante restera inassouvie, à l’image de la vie entière de cet homme dont ni la carrière artistique ni la vie de famille n’ont aboutis, si ce n’est dans une succession de ruptures implacables. On retrouve donc le registre mélancolique des films de Visconti, propice aux regrets, la nostalgie et l’incertitude. Son personnage est envahi par ses sentiments et ses désirs, comme cela ne lui était jamais arrivé. Cet envahissement contamine d’ailleurs tout Venise, en proie à une épidémie de choléra. Donnant lieu à des images très fortes d’une ville désertée et agonisante, mais pourtant toujours aussi attirante. Le réalisateur questionne enfin notre rapport à l’art, dans quelques scènes de débats animés entre notre artiste et un ami à lui, s’opposant sur deux visions distinctes. L’un pense que l’art est la quête du beau, de la perfection. L’autre rétorque que l’art n’est que sensualité, et doit venir des tripes de son auteur.
En tous points de vue, « Mort à Venise » est l’œuvre maîtresse de Visconti, atteignant un degré de poésie inexprimable. La plus évocatrice, avec cette ambiance si fascinante, à la fois douloureuse et apaisante, le portrait d’une ville mythique et d’un homme qui refusait d’être gouverné par ses désirs. La plus complète, portant sa réflexion aussi bien sur l’art que sur la vieillesse (avec la métaphore du sablier, incroyablement efficace) et le désir, encore le désir, toujours le désir.
Ma critique du film "Le Guépard" :
http://www.senscritique.com/film/Le_Guepard/critique/38349391
"Rocco et ses frères" :
http://www.senscritique.com/film/Rocco_et_ses_freres/critique/40850127
"Nuits Blanche" :
http://www.senscritique.com/film/Rocco_et_ses_freres/critique/40850127
"Les Damnés" :
http://www.senscritique.com/film/Les_Damnes/critique/50471608
"Violence et passion" :
http://www.senscritique.com/film/Violence_et_passion/critique/50471583