Une odyssée de soi. (! Cet article divulgâche des informations sur l’ensemble du film !)
! Retour dans les salles de cinéma après le confinement et le déconfinement inauguré par Mosquito!
Dès la première séquence le ton est donné. Un bateau de soldats portugais arrime sur les côtes du Mozambique. « Où est la jetée ? » dit le capitaine. « La jetée, elle est là ! », répond un soldat hilare en désignant des autochtones. Et l’ordre est donné aux Portugais de grimper sur les épaules de ces braves gens qui les portent jusqu’à la terre ferme, dans un plan aussi sublime que dérangeant. De là un premier constat : Mosquito est moins un film de guerre qu’un film ethnologique sur le colonialisme.
Le Mozambique est devenu une colonie portugaise au crépuscule du XIXème siècle, après l’écrasement des dernières résistances autochtones entre 1895 et 1902. L’action du film commence en 1917, soit tout juste 15 ans après la création de la capitale. Les rapports compliqués et encore conflictuels entre colonisés et colons sont au cœur de l’intrigue, et le jeune héros, Zacarias, 17 ans, profite de ce complexe de supériorité, ou plutôt son innocence initiale est vite dépassée par sa cruauté : il est tiraillé entre l’impérialisme colonialiste de son époque et son instinct encore naïf et assoiffé de justice. On pense facilement, dans cette veine, aux écrits de Joseph Conrad (le film rappelle Au cœur des ténèbres).
Si Mosquito est un film de guerre, cela ne s’entend que dans le sens où la guerre crée des bourreaux, qui sont tout autant les victimes de leur gouvernement. Comme le disait Céline, la première guerre mondiale est « un abattoir international en folie » (Voyage au bout de la nuit).
« International », le mot est juste puisqu’en plus des Portugais, l’ennemi Boche rôde, invisible. Ce n’est pas sous cette forme qu’il apparaît concrètement dans le film, mais par le personnage d’un déserteur allemand, qui n’a qu’une envie, que cette foutue guerre en finisse : la barrière des langues (seul le portugais est sous-titré) est surmontée entre le héros et lui, comme le langage d’un désir commun universel, bien que le doute subsiste sur la sincérité des deux bonshommes. La Grande Guerre, tour de Babel infernale, dont la langue universelle semble être la chanson américaine sur un homme qui a raté sa vie, qui revient comme un refrain.
« International » aussi puisque les autochtones, notamment la tribu sur laquelle Zacarias tombe par hasard, ne parle pas portugais. Le mélange des langues, stratégiquement non sous-titrées, renforce cet aspect ethnologique. La mise en scène des rites locaux, invitant au cœur d’une danse rituelle autour du feu entre humains peinturés en transe, rappelle les courts-métrages documentaires des années 1940-50 de Jean Rouch (Les maîtres possédés de 1954, ou Initiation à la danse des possédés de 1949). Chacun est l’étranger de quelqu’un – les quiproquos ethnocentriques sont la règle et littéralement la scène d’amour entre ces deux mondes devient une scène de guerre (la seule du film sans doute).
Le genre du film, construit comme L’Odyssée d’Homère (un jeune homme doit retrouver sa compagnie et s’aventure à travers la jungle, subissant plusieurs épreuves), est une épopée inspirée par l’histoire du grand-père du réalisateur João Nuno Pinto, pour qui c’est le premier film. « Comme beaucoup de soldats européens en Afrique pendant la Première Guerre mondiale, il a dû parcourir des centaines de kilomètres chaque jour, confrontés à de graves privations, à des maladies, à la faim et à la soif. La seule particularité est qu’il l’a fait tout seul, complètement seul, à la recherche de la guerre et de la gloire », raconte le réalisateur. Mais le film imagine les évènements plus qu’il ne les relate fidèlement. Comment ne pas identifier le petit-fils et le grand-père, unis dans le même désir d’aventure?
L’une des qualités du film est le chevauchement des temporalités et des espaces. Brisé comme le psychisme de son héros, le film brouille, entre rêves et réalités, l’histoire de son personnage. Le spectateur se perd dans l’histoire et cherche des indices comme le personnage cherche son chemin, perdu dans la jungle et le désert. On ne sait plus trop bien quand il s’agit de péripéties et quand les images sont de l’ordre du fantasme. « L’idée de la réalité contre l’imaginaire est importante dans un contexte historique de guerre, Mosquito entend ainsi explorer l’espace imaginaire laissé flou par l’amnésie historique », explique Pinto. C’est la paranoïa du héros solitaire qui prend le dessus dans cette épopée folle.
D’où le second constat : plus qu’un film de guerre, Mosquito est un récit initiatique. Zacarias rêvait d’être un Rastignac (en rejoignant la France), il ne sera qu’un modeste Bardamu, victime de l’héroïsme. C’est un récit d’apprentissage de soi, de découverte de ses limites et de ses forces. Pour survivre, il faut vaincre ces chimères en quelque sorte, terrasser sa folie. Le récit, haché et non linéaire se place en-dehors des conventions (ce qui le rapproche littéralement de L’Odyssée, jusqu’à la fin où, bien que vivant et identifié, Zacarias se sent comme un étranger au milieu de ses compères qu’il ne reconnaît plus). Ce n’est plus au cœur des ténèbres que se passe le film, mais bien dans les ténèbres du cœur.
La musique de Justin Melland accentue, voire créer l’atmosphère anxiogène. C’est elle qui fabrique le bruit des moustiques et parasites, créant la paranoïa permanente : la question que l’on se pose en regardant le film est de savoir si la menace sonore est réelle ou cauchemardée par le jeune homme. Néanmoins, l’omniprésence musicale – défaut commun à 1917 de Sam Mendès, autre épopée de la Grande Guerre, même si la musique ne crée par les mêmes effets d’un film à l’autre – masque le bruit naturel de l’environnement, qui aurait sans doute pu suffire à créer l’angoisse (je renvoie ici au Temps scellé, d’A. Tarkovski : « Un monde sonore minutieusement organisé est déjà musical dans son essence »).
L’errance du héros dans cette jungle « mystique » (le terme vient du synopsis du film) participe à créer un sentiment de malaise : « mystique » parce qu’elle est inconnue donc mystérieuse ; parce qu’elle est magique et divine pour les autochtones ; parce qu’elle semble aléatoire pour qui ne la connaît pas. Mais la force du film vient du fait que le mysticisme en question est créé par les outils du cinéma, le son et la lumière. En revanche, la principale lacune du film est qu’il ne va pas assez loin dans l’errance, que celle-ci est trop gentille, trop brève. Zacarias n’est jamais seul très longtemps, ni dans une situation extrême. Si la terre est cauchemardesque, la découverte de l’eau douce, à la fin, est une libération pour les vagabonds, une oasis synonyme de victoire et de joie trop nerveuse pour être humaine.
Pourtant, c’est l’échec qui domine. Celui d’arriver trop tard, après la bataille. Un échec semblable à celui d’Apocalypse now (adaptation d’Au cœur des ténèbres de Conrad, d’ailleurs) d’une guerre que l’on ne peut jamais gagner. Si la guerre est finie, Zacarias en est dégoûté, sa victoire est amère, son combat solitaire semble vain et sa guerre personnelle est gagnée, elle aussi. De son dégoût naît sa colère, qui engendre la vengeance, fin ultime de l’épopée, fin du récit initiatique, fin de la quête ontologique de l’homme qui naît bon et devient cruel, féroce et fort comme un lion, en présence des autres. Mosquito, c’est l’homme.