C’est un trajet brut, au vent. Il n’y a pas de mots dans ce trajet final, célébration du corps, plus guerrier que la tête. Le corps persiste toujours au cinéma. Derrière la caméra de Bong Joon-Ho, c’est alors la plus belle silhouette qui se dresse, une mère qui dessine par ses actions l’amour infini pour un fils meurtrier, handicapé, fourvoyé. Mother, un titre sobre et fragile qui cristallise une relation qui se délite irrémédiablement. Ce trajet, c’est la fin du film. Maman s’en va, rentre dans un bus qui l’emmène à la rencontre d’un soleil d’abord froid et éclatant puis chaud et accueillant. Le fils sait ce que sa mère a fait pour lui. La boîte d’aiguilles qu’il lui remet reste le seul indice d’une complicité criminelle et familiale.

Dans une gare routière bondée, Maman fuit et court. Elle ne supporte pas la vérité qui s’offre à elle, se réfugie dans le car. L’émotion me submerge dans cette dernière scène qui se passe dans le bus, en route, rempli de féminité innocente, de joie coriace et débile. La caméra affleure les sièges depuis l’avant du véhicule, se dirige lentement vers maman. D’un côté de l’écran de cinéma des femmes en furie dansent sur des sons enfantins, de l’autre un désert qu’une autoroute traverse sert de paysage innocent. Et au milieu, c’est une délivrance que filme Bong Joon-Ho. Prostrée dans le temps de la culpabilité qui l’embourbe, maman s’empare néanmoins de sa boîte à aiguilles. Le silence se fait. Nous assistons à un instant sacré, religieux, un transfert de sens. De la musique éclatante et commerciale, de la stimulation de nos oreilles attendries, de l’agitation, c’est au tour de la chair de primer, et d’être affectée. La nôtre comme celle d’une coréenne lointaine. L’aiguille se plante sur l’une des jambes qu’une jupe plissée cachait jusqu’à alors. Il y a dans ces jambes blanches une candeur qui me touche, on dirait les jambes d’une poupée. Joon-Ho ne filme pas le visage de maman, le corps dit mieux que tout. Son plan coupe la tête, et on coupe raison et souvenirs. L’aiguille se plante et la caméra rebondit, sort du temple. Elle sort du bus, arrachée à la passion nouée avec mère. Le réalisateur filme à distance, un zoom brinquebalant, si fragile ; et c’est la silhouette d’une femme qui se dessine. Est-elle morte, évanouie, asséchée ? Elle se lève et le tambourin vient briser le recueillement, la transformation ou plutôt achève cette dernière.

C’est une pellicule qui brûle et se consume. Un cinéma qui se plait à voir mûrir le personnage, un cinéma qui efface presque par ses nouveaux plans les images antérieures que l’on a eu à éprouver. C’est une caméra qui se décolle, une sangsue qui devient exsangue, qui délivre un personnage et le laisse aux seuls éléments naturels : au soleil qui devient le nouvel objectif d’un destin qui commence.

Ses doigts se déplient comme délivrés d’une chrysalide déjà attaquée par le temps. Des doigts qui ressemblent à des flingues pointées vers cette horde de ménopausées qui l’accompagnent, mais ce ne sont plus les mains d’une tueuse. Ce que filme Bong Joon-Ho c’est un jeu de marionnettes désarticulées et l’anonymat dans lequel retombe maman. Il tourne une scène au caractère ancestral (tambourin et théâtre d’ombres) fondue dans la modernité d’une société lancée à la vitesse d’un car. C’est-à-dire lancée au rythme d’une berceuse. Et les notes qui s’agitent en moi s’amoncellent et me disent cette singulière chose : à la fin de Mother, je suis, moi aussi devant l’écran, l’une des plus belles femmes au monde, ou homme car je danse comme elle. Délivré(e).
TueReves
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le 17 sept. 2014

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