Ce livre pue la mort. Il pue notre destin.
Refermer ces pages et puis s'interroger. Questionner les multiples facettes de ce livre. Être apaisé et torturé à la fois. Vivre la douleur d'un rêve inachevé.
Caresser sensuellement les pages d'A rebours me manque déjà. Il n'y a plus ce bruit sourd et cassant qui résonne au creux de mes tempes. J'ai arrêté Huysmans, j'ai mis fin mes rêves. Ou plutôt il me les a dérobés. Ai-je effleuré l'idée de m'isoler, un jour au milieu d'une bibliothèque désordonnée, de m'enfuir loin de cette société ? Il est probable. Je ne le ferai jamais. J'ai été dégoûté. Aucune haine envers Huysmans. Il m'a simplement ouvert les yeux sur cette névrose qui si elle n'est palpable aujourd'hui sera demain génitrice de maux terribles. Fontenay j'oublie, donc. Voilà ce qu'il en est pour l'amertume ressentie à l'exacte 361e page de mon édition folio.
Oublions mes ressentis et penchons-nous sur cette œuvre si dense, si exceptionnelle, si étouffante. A rebours n'est que l'histoire d'imitation et d'analogie. La quintessence des éléments ne nous est pas accessible, elle nous est défendue. Alors pour contourner cette propriété si cruelle, Des Esseintes va user de subterfuges. Au long de l'œuvre, les cinq sens seront abordés, soigneusement détaillés, flattés et parfois violentés. L'expédition gustative sera ainsi menée au travers de l'orgue à alcools. Symphonie en bouches, trésors sucrés, partitions ordonnées, Des Esseintes expérimente. Inlassablement et inefficacement. L'inaccessible se refuse aussi à l'homme seul. En ce qui concerne l'odorat, dernier sens abordé dans l'œuvre, il marque l'irrémédiable refus à l'homme de ce qu'il a tant convoité : le savoir absolu. Ainsi notre héros se perd dans les fragrances de ses parfums, assommé par celles-ci. Elles l'amèneront sur chemin de non retour, celui de cette terrible dépression.
En vérité, la névrose qui terrassera Des Esseintes prend naissance dans la détestation que lui-même éprouve au regard des gens qui l'entourent. Cette détestation l'amènera à la solitude, à la décrépitude. Et c'est ce pourquoi je déteste cet être. Je le hais de toute mon âme. Son pessimisme est si profond qu'il en est pour moi vomitif. A cet instant le talent d'Huysmans est étincelant. Après tout, c'est bel et bien ce sentiment qu'il voulait faire naître chez le lecteur. Cette haine n'est que la preuve du dialogue entretenu entre celui qui lit et Des Esseintes. Un échange réciproque de regards, de mépris.
Et malgré le ton donné à l'œuvre, un ton blafard, sinistre, l'ironie est souvent perceptible. Elle décroche un sourire, lorsque Des Esseintes se prend à réciter les vers candides et gentillets d'une oubliée de la littérature. Jouissif !
On soulignera donc les qualités ineffables des écrits de Huysmans. Un don sans pareil pour la description. C'est bien simple, à la fin d'A rebours, j'ai eu la désagréable impression d'être déraciné d'un monde que j'avais tant occupé. J'en suis encore tout déboussolé.
Néanmoins, un livre de la sorte se doit d'être pris avec tout l'égard qu'il mérite. On entre dans A Rebours comme dans un lieu enfoui sous terre depuis des centaines de milliers d'années, on y est alors précautionneux, admiratif et stupéfait. Car A rebours porte bien son nom. Des Esseintes va perpétuellement à contre-courant des pensées communautaires, banales, s'insurge des gens qui l'entourent. Un livre peu commun qui pourrait pourrir entre de mauvaises mains. Mais ça n'est pas votre cas. En tout cas plus maintenant. Courez le lire!