Spleen et Idéal (et ricanements)
C'est donc la non-histoire d'un esthète souffreteux, pleurnichard et pédant, qui se cloître au milieu de ses plantes carnivores, éditions princeps, flacons de parfums et autres tentures et tapis poussiéreux en se lamentant sur la décrépitude de la société, de l'art et du monde en général. Des Esseintes n'est pas un personnage, c'est un type ; s'il attendrit parfois, il faut avouer qu'il agace le plus souvent par ses poses symptomatiques de l'esprit fin-de-siècle, tournant dédaigneusement le dos à la majorité de ses contemporains pour élire, tout à fait arbitrairement mais avec l'absolue conviction du bien-fondé de ses choix, quelques rares élus parmi lesquels, pour citer les plus connus, on retrouve notamment le pote de l'auteur, Villiers de l'Isle-Adam, les poètes Mallarmé et Verlaine ou encore, du côté des arts plastiques, le peintre Gustave Moreau.
Ceci mis à part, le style est, dans son genre, remarquablement maîtrisé d'un bout à l'autre du livre, et c'est franchement drôle par endroits.
« En effet, lorsque l'époque où un homme de talent est obligé de vivre, est plate et bête, l'artiste est, à son insu même, hanté par la nostalgie d'un autre siècle.
Ne pouvant s'harmoniser qu'à de rares intervalles avec le milieu où il évolue ; ne découvrant plus dans l'examen de ce milieu et des créatures qui le subissent, des jouissances d'observation et d'analyse suffisantes à le distraire, il sent sourdre et éclore en lui de particuliers phénomènes. De confus désirs de migration se lèvent qui se débrouillent dans la réflexion et dans l'étude. Les instincts, les sensations, les penchants légués par l'hérédité se réveillent, se déterminent, s'imposent avec une impérieuse assurance. Il se rappelle des souvenirs d'êtres et de choses qu'il n'a pas personnellement connus, et il vient un moment où il s'évade violemment du pénitencier de son siècle et rôde, en toute liberté, dans une autre époque avec laquelle, par une dernière illusion, il lui semble qu'il eût été mieux en accord ».