Chef-d'oeuvre de Ken Kesey, Et quelquefois j'ai comme une grande idée est un véritable roman fleuve. Ça tombe bien : on est ballotés d’un bout à l’autre de ses 900 pages comme entre les eaux de la Wakonda Auga, torrent impétueux servant de toile de fond à cette grande fresque familiale et sociale.


En bref, il est question de la montée du capitalisme dans l’Ouest américain des années 60, vue à travers les yeux d’un clan de bûcherons — les Stamper —, mené par Henry, le patriarche à moitié fêlé et son fils Hank, « l’un des dix durs à cuire les plus coriaces à l’Ouest des rocheuses ».


Bien décidés à braver le mouvement de grève qui agite la région, les Stamper s’attirent les foudres des travailleurs syndiqués, et donc de l’ensemble de la communauté. Mais sous le climat éternellement humide et froid de l’Oregon se joue également un autre drame, interne : pour faire face au manque de main d’oeuvre et honorer à temps le contrat qui les lie à la Wakonda Pacific, l’entreprise à laquelle ils fournissent du bois, les Stamper font appel à Lee, fils cadet de Henry exilé à New York douze ans auparavant.


Davantage versé dans la consommation de barbituriques et les tentatives de suicide ratées que dans l’exploitation forestière, cet étudiant paranoïaque voit néanmoins dans son retour au bercail l’occasion idéale d’assouvir une vengeance nourrie depuis l’enfance à l’encontre de son demi-frère.


Ça, c’est pour l’histoire.


Mais on ne peut pas rendre compte de la puissance de Et quelquefois… sans évoquer sa structure complexe, qui peut sembler fouillis au premier abord mais dénote en réalité une maîtrise magistrale de la narration. Roman polyphonique, il nous plonge dans l’intimité des personnages et nous fait basculer d’un point de vue à l’autre, d’une époque à l’autre sans autre transition que des repères typographiques somme toute assez basiques (parenthèses, italiques, incises…)


De ces changements constants de focalisation, cette multitude de voix et de souvenirs enchevêtrés découle une immersion complète dans le récit, encore renforcée, en arrière-plan, par une splendide peinture de l’Oregon, brossée à petites touches pour nous promener des bords de la rivière aux forêts battues par des pluies incessantes, en passant par le bar crasseux où chacun vient noyer sa misère dans l’alcool, sur fond de musique country, de jazz, des aboiements de chiens et des cris lancinants des oies du canada.


Pour résumer, Et quelquefois j’ai comme une grande idée, par la force de ses personnages, ses thèmes, sa technique narrative et son style à la fois simple et époustouflant tient à la fois du roman psychologique et du roman d’ambiance, dont on ressort ravis et un peu chamboulés.



Le brouillard drape les basses branches des érables circinés comme des lambeaux de banderoles arachnéennes, et s’effiloche entre les
aiguilles de pin. Là-haut, à travers le feuillage, le ciel est bleu,
calme et très clair, mais le brouillard couvre la terre. Il s’insinue
jusqu’à la rivière et s’enroule autour de la base de la maison,
rongeant d’une tendre bouche blanche les planches neuves veinées de
jaune. Un sifflement tranquille se fait entendre, pas déplaisant,
comme si une créature tétait, pensive…
Car quel profit tire l’homme
de tout le travail qu’il abat sous le soleil si la forêt et la lande
et la mousse s’efforcent éternellement de le reprendre ? De le
reprendre éternellement jusqu’au jour où un chrétien eut l’impression
que la ville n’était qu’une sorte de cellule aux murs verdâtres, tout
entiers faits de friches et de vigne vierge, et qu’il lui fallait
besogner pour l’éternité, jour après jour, dans le seul but de
s’accrocher au pitoyable petit pécule qu’il avait pu glaner, besogner
durant des siècles et des siècles dans le seul but de s’accrocher à un
plancher de fange et à un plafond de nuages si bas qu’il se sentait
parfois obligé de courber l’échine… Plancher, plafond et muraille
verte d’une prison d’arbres. Je vous le dis. La ville ? Elle peut
croître, mais demeurer ? Elle peut croître et proliférer, mais
demeurer ? Nullement. L’antique forêt et la glaise et la rivière
vaincront, car ces choses-ci sont de la terre. Mais la ville est de
l’homme. Je vous le dis. Elles ne peuvent demeurer, les choses
nouvelles et forgées par la main de l’homme. Est-il une chose dont on
dise : « Vois ceci, c’est nouveau ? » Elle existait déjà dans les
siècles qui nous ont précédé. « Je vous le dis.
En bâillant, tandis que tu vas vers la maison, pataugeant dans le brouillard jusqu’à mi-cuisses, tu te demandes vaguement si tu es
encore endormi et en même temps éveillé, encore dans le rêve et déjà
hors du rêve. Est-ce impossible ? Ce sol emmailloté, ouaté, est
semblable au sommeil ; ce silence feutré ressemble à celui d’un rêve.
L’air est si calme. Les renards ne glapissent pas dans les bois. Les
corbeaux ne croassent pas. Tu ne vois pas de canards survoler le
fleuve. Tu n’entends pas l’habituelle brise du matin palper les
feuilles des aulnes noirs. Tout est immobile. Sauf ce sifflement,
tendre, délicieux, humide…


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le 14 oct. 2016

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